longtemps, Josephine, inquiete, observait les deux hommes
avec attention.
Elle vit ce double regard, plein de menaces reciproques.
Elle se leva vivement, et, allant a Bernadotte:
-- General, dit-elle.
Bernadotte s'inclina.
-- Vous etes lie avec Gohier, n'est-ce pas? continua-t-elle.
-- C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte.
-- Eh bien, nous dinons chez lui apres-demain, 18 brumaire; venez
donc y diner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte; je serais si
heureuse de me lier avec elle!
-- Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez ete
une des trois Graces; au moyen age, vous eussiez ete une fee;
aujourd'hui, vous etes la femme la plus adorable que je connaisse.
Et, faisant trois pas en arriere, en saluant, il trouva moyen de
se retirer sans que Bonaparte eut la moindre part a son salut.
Josephine suivit des yeux Bernadotte jusqu'a ce qu'il fut sorti.
Alors, se retournant vers son mari:
-- Eh bien, lui demanda-t-elle, il parait que cela n'a pas ete
avec Bernadotte comme avec Moreau?
-- Entreprenant, hardi, desinteresse, republicain sincere,
inaccessible a la seduction. C'est un homme obstacle: on le
tournera puisqu'on ne peut le renverser.
Et, quittant le salon sans prendre conge de personne, il remonta
dans son cabinet, ou Roland et Bourrienne le suivirent.
A peine y etaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna
doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit.
Lucien parut.
XXII -- UN PROJET DE DECRET
Lucien etait evidemment attendu. Pas une seule fois Bonaparte,
depuis son entree dans le cabinet, n'avait prononce son nom; mais,
tout en gardant le silence, il avait, avec une impatience
croissante, tourne trois ou quatre fois la tete vers la porte, et,
lorsque le jeune homme parut, une exclamation d'attente satisfaite
s'echappa de la bouche de Bonaparte.
Lucien, frere du general en chef, etait ne en 1775, ce qui lui
donnait vingt-cinq ans a peine: depuis 1797, c'est-a-dire a l'age
de vingt-deux ans et demi, il etait entre au conseil des Cinq-
Cents, qui, pour faire honneur a Bonaparte, venait de le nommer
son president.
Avec les projets qu'il avait concus, c'etait ce que Bonaparte
pouvait desirer de plus heureux.
Franc et loyal au reste, republicain de coeur, Lucien, en
secondant les projets de son frere, croyait servir encore plus la
Republique que le futur premier consul.
A ses yeux, nul ne pouvait mieux la sauver une secon
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