pourquoi ne pourrais-je rendre
l'une heureuse qu'en faisant le malheur de l'autre? Pourquoi le doux
sourire que ma presence fait eclore quelquefois sur les levres de ma belle
veuve devrait-il etre achete au prix d'une larme versee par la marquise?
Est-ce leur faute si le hasard m'a jete sur leur route, si je les ai
approchees, si elles m'ont permis de les aimer? Laquelle choisirais-je
sans etre injuste? En quoi celle-la aurait-elle merite plus que celle-ci
d'etre preferee ou abandonnee? Quand madame Delaunay me dit que son
existence entiere m'appartient, que voulez-vous donc que je reponde?
Faut-il la repousser, la desabuser et lui laisser le decouragement et le
chagrin? Quand madame de Parnes est au piano, et qu'assis derriere elle,
je la vois se livrer a la noble inspiration de son coeur; quand son esprit
eleve le mien, m'exalte et me fait mieux gouter par la sympathie les plus
exquises jouissances de l'intelligence, faut-il que je lui dise qu'elle se
trompe et qu'un si doux plaisir est coupable? Faut-il que je change en
haine ou en mepris les souvenirs de ces heures delicieuses? Non, mon ami,
je mentirais en disant a l'une des deux que je ne l'aime plus ou que je ne
l'ai point aimee; j'aurais plutot le courage de les perdre ensemble que
celui de choisir entre elles.
Vous voyez, madame, que notre etourdi faisait comme font tous les hommes:
ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui donner l'apparence
de la raison. Cependant il y avait de certains jours ou son coeur se
refusait, malgre lui, au double role qu'il soutenait. Il tachait de
troubler le moins possible le repos de madame Delaunay; mais la fierte de
la marquise eut plus d'un caprice a supporter.--Cette femme n'a que de
l'esprit et de l'orgueil, me disait-il d'elle quelquefois. Il arrivait
aussi qu'en quittant le salon de madame de Parnes, la naivete de la veuve
le faisait sourire, et qu'il trouvait qu'a son tour elle avait trop peu
d'orgueil et d'esprit. Il se plaignait de manquer de liberte. Tantot une
boutade lui faisait renoncer a un rendez-vous; il prenait un livre, et
s'en allait diner seul a la campagne. Tantot il maudissait le hasard qui
s'opposait a une entrevue qu'il demandait. Madame Delaunay etait, au fond
du coeur, celle qu'il preferait; mais il n'en savait rien lui-meme, et
cette singuliere incertitude aurait peut-etre dure longtemps si une
circonstance, legere en apparence, ne l'eut eclaire tout a coup sur ses
veritables sentiments.
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