lare
que Mlle Stangerson pourrait survivre a ses blessures, n'avait pas
efface de ce noble visage les marques de la plus grande douleur.
Cet homme avait cru sa fille morte, et il en etait encore tout
ravage. Ses yeux bleus si doux et si clairs etaient alors d'une
infinie tristesse. J'avais eu l'occasion, plusieurs fois, dans des
ceremonies publiques, de voir M. Stangerson. J'avais ete, des
l'abord, frappe par son regard, si pur qu'il semblait celui d'un
enfant: regard de reve, regard sublime et immateriel de
l'inventeur ou du fou.
Dans ces ceremonies, derriere lui ou a ses cotes, on voyait
toujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on,
partageant les memes travaux depuis de longues annees. Cette
vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait a
peine trente, consacree tout entiere a la science, soulevait
encore l'admiration par son imperiale beaute, restee intacte, sans
une ride, victorieuse du temps et de l'amour. Qui m'eut dit alors
que je me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec
mes paperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous
raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus mysterieux
attentat que j'ai oui de ma carriere? Qui m'eut dit que je me
trouverais, comme cet apres-midi-la, en face d'un pere desespere
cherchant en vain a s'expliquer comment l'assassin de sa fille
avait pu lui echapper? A quoi sert donc le travail silencieux, au
fond de la retraite obscure des bois, s'il ne vous garantit point
de ces grandes catastrophes de la vie et de la mort, reservees
d'ordinaire a ceux d'entre les hommes qui frequentent les passions
de la ville?
"Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu
d'importance; placez-vous exactement a l'endroit ou vous etiez
quand Mlle Stangerson vous a quitte pour entrer dans sa chambre."
M. Stangerson se leva et, se placant a cinquante centimetres de la
porte de la "Chambre Jaune", il dit d'une voix sans accent, sans
couleur, d'une voix que je qualifierai de morte:
"Je me trouvais ici. Vers onze heures, apres avoir procede, sur
les fourneaux du laboratoire, a une courte experience de chimie,
j'avais fait glisser mon bureau jusqu'ici, car le pere Jacques,
qui passa la soiree a nettoyer quelques-uns de mes appareils,
avait besoin de toute la place qui se trouvait derriere moi. Ma
fille travaillait au meme bureau que moi. Quand elle se leva,
apres m'avoir embrasse et souhaite le bonsoir au pere Jacque
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