'un tresor de prejuges aristocratiques
et d'illusions romanesques. M. Godefroy, fils
d'un avoue grippe-sou des Andelys, etait reste "peuple"
meme fort vulgaire, malgre son fabuleux avancement dans
[20]la hierarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune
femme dans toutes ses delicatesses; et les choses allaient
mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportee, a sa
premiere couche. Presque elegiaque lorsqu'il parlait de sa
defunte epouse, avec laquelle il eut sans doute divorce si
[25]elle avait vecu six mois de plus, M. Godefroy aimait son
petit Raoul pour plusieurs raisons: d'abord a titre de fils
unique, puis comme produit rare et distingue d'un Godefroy
et d'une Neufontaine, enfin et surtout par le respect
qu'inspirait a cet homme d'argent l'heritier d'une fortune
[30]de plusieurs millions. Le bebe fit donc ses premieres
dents sur un hochet d'or et fut eleve comme un Dauphin.
Seulement, son pere, accable de besogne, deborde
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d'occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes
par jour,--comme aujourd'hui, au moment du
roquefort,--et l'abandonnait aux domestiques.
"Bonjour, Raoul.
[5]--Bonzou, p'pa,"
Et M. le directeur du Comptoir general de credit, ayant
jete sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune
Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l'enfant
et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d'honneur!
[10]la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les
tables couleur de paturage et les encriers volumineux devant
lesquels il devait traiter tout a l'heure de si grosses
questions d'interet, et meme son vote de l'apres-midi pour
ou contre le ministere, selon qu'il obtiendrait ou non, en
[15]faveur de son bourg-pourri, une place de sous-prefet,
deux de percepteur, trois de garde champetre, quatre
bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de
germain d'une victime du Deux Decembre.
"P'pa, et le p'tit Noel... y mettra-ti' tet' chose dans
[20]mon soulier?" demanda tout a coup Raoul, dans son
_sabir_ enfantin.
Le pere, apres un: "Oui, si tu as ete sage," fort surprenant
chez ce depute libre penseur, qui, a la Chambre,
appuyait d'un energique: "Tres bien!" toutes les propositions
[25]anticlericales, prit note, dans le meilleur coin de
sa memoire, qu'il aurait a acheter des joujoux. Puis,
s'adressant a la gouvernante:
"Vous etes toujours contente de Raoul, mademoiselle
Bertha?"
[30]L'Allemande, qui se faisait passer pour Autrichie
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