travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il
suivait les rives de la Seine, tantot revant, tantot chantant,
leve des le matin, soupant au cabaret, et charme de
[15]traverser ainsi l'une des plus belles contrees de la France.
Tout en devastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
il cherchait des rimes dans sa tete (car tout etourdi
est un peu poete), et il essayait de faire un madrigal pour
une belle demoiselle de son pays; ce n'etait pas moins que
[20]la fille d'un fermier general, mademoiselle Godeau, la
perle du Havre, riche heritiere fort courtisee. Croisilles
n'etait point recu chez M. Godeau autrement que par
hasard, c'est-a-dire qu'il y avait porte quelquefois des
bijoux achetes chez son pere. M. Godeau, dont le nom,
Page 248
tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune,
se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
se montrait, en toute occasion, enormement et impitoyablement
riche. Il n'etait donc pas homme a laisser entrer
[5]dans son salon le fils d'un orfevre; mais, comme mademoiselle
Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que
Croisilles n'etait pas mal tourne, et que rien n'empeche
un joli garcon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
adorait mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait
[10]pas fachee. Il pensait donc a elle tout en regagnant le
Havre, et, comme il n'avait jamais reflechi a rien, au
lieu de songer aux obstacles invincibles qui le separaient
de sa bien-aimee, il ne s'occupait que de trouver une rime
au nom de bapteme qu'elle portait. Mademoiselle Godeau
[15]s'appelait Julie, et la rime etait aisee a trouver. Croisilles,
arrive a Honfleur, s'embarqua le coeur satisfait, son argent
et son madrigal en poche, et, des qu'il eut touche le rivage
il courut a la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermee; il y frappa a plusieurs reprises,
[20]non sans etonnement ni sans crainte, car ce n'etait
point un jour de fete; personne ne venait. Il appela son
pere, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander
ce qui etait arrive; au lieu de lui repondre, le voisin
detourna la tete, comme ne voulant pas le reconnaitre.
[25]Croisilles repeta ses questions; il apprit que son pere,
depuis longtemps gene dans ses affaires, venait de faire
faillite, et s'etait enfui en Amerique, abandonnant a ses
creanciers tout ce qu'il possedait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
[30]frappe de l'idee qu'il ne reverrait peut-etre jam
|