de distance en distance ce sel quand il
[25]est bon a mettre en mulons. Nous cotoyames pendant
deux heures ce triste damier, ou le sel etouffe par son
abondance la vegetation, et ou nous n'apercevions de
loin en loin que quelques paludiers, nom donne a ceux qui
cultivent le sel. Ces hommes, ou plutot ce clan de Bretons
[30]porte un costume special, une jaquette blanche assez
semblable a celle des brasseurs. Ils se marient entre eux.
Il n'y a pas d'exemple qu'une fille de cette tribu ait epouse
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un autre homme qu'un paludier. L'horrible aspect de ces
marecages, dont la boue etait symetriquement ratissee,
et cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne,
s'harmonisaient avec le deuil de notre ame. Quand nous
[5]arrivames a l'endroit ou l'on passe le bras de mer forme
par l'irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans
doute a alimenter les marais salants, nous apercumes avec
plaisir les maigres vegetations qui garnissent les sables de
la plage. Dans la traversee, nous apercumes au milieu
[10]du lac l'ile ou demeurent les Cambremer; nous detournames
la tete.
En arrivant a notre hotel, nous remarquames un billard
dans une salle basse, et quand nous apprimes que c'etait
le seul billard public qu'il y eut au Croisic, nous fimes nos
[15]apprets de depart pendant la nuit; le lendemain, nous
etions a Guerande. Pauline etait encore triste, et moi je
ressentais deja les approches de cette flamme qui me brule
le cerveau. J'etais si cruellement tourmente par les
visions que j'avais de ces trois existences, qu'elle me dit:
[20]--Louis, ecris cela, tu donneras le change a la nature de
cette fievre.
Je vous ai donc ecrit cette aventure, mon cher oncle;
mais elle m'a deja fait perdre le calme que je devais a mes
bains et a notre sejour ici.
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MUSSET
CROISILLES
I
Au commencement du regne de Louis XV, un jeune
homme nomme Croisilles, fils d'un orfevre, revenait de
Paris au Havre, sa ville natale. Il avait ete charge par son
pere d'une affaire de commerce, et cette affaire s'etait
[5]terminee a son gre. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume;
car, bien qu'il eut dans ses poches une somme d'argent
assez considerable, il voyageait a pied pour son plaisir.
C'etait un garcon de bonne humeur, et qui ne manquait
[10]pas d'esprit, mais tellement distrait et etourdi, qu'on le
regardait comme un peu fou. Son gilet boutonne de
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