a mettre dans
la barque qui venait de servir au fils, et ils l'ont ramenee
chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah!
[15]ben, la belle Brouin, comme on l'appelait, n'a pas dure
huit jours; elle est morte en demandant a son mari de
bruler la damnee barque. Oh! il l'a fait. Lui, il est devenu
tout chose, il savait plus ce qu'il voulait; il fringalait en
marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin.
[20]Puis, il a fait un voyage de dix jours et est revenu se
mettre ou vous l'avez vu, et, depuis qu'il y est, il n'a pas
dit une parole.
Le pecheur ne mit qu'un moment a nous raconter cette
histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne
[25]l'ecris. Les gens du peuple font peu de reflexions en
contant, ils accusent le fait qui les a frappes, et le traduisent
comme ils le sentent. Ce recit fut aussi aigrement incisif
que l'est un coup de hache.
--Je n'irai pas a Batz, dit Pauline en arrivant au contour
[30]superieur du lac. Nous revinmes au Croisic par les
marais salants, dans le dedale desquels nous conduisit le
pecheur, devenu comme nous silencieux. La disposition
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de nos ames etait changee. Nous etions tous deux plonges
en de funestes reflexions, attristes par ce drame qui
expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu a
l'aspect de Cambremer. Nous avions l'un et l'autre assez
[5]de connaissance du monde pour deviner de cette triple
vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs
de ces trois etres se reproduisaient devant nous comme si
nous les avions vus dans les tableaux d'un drame que ce
pere couronnait en expiant son crime necessaire. Nous
[10]n'osions regarder la roche ou etait l'homme fatal qui
faisait peur a toute une contree. Quelques nuages embrumaient
le ciel; des vapeurs s'elevaient a l'horizon, nous
marchions au milieu de la nature la plus acrement sombre
que j'aie jamais rencontree. Nous foulions une nature qui
[15]semblait souffrante, maladive, des marais salants, qu'on
peut a bon droit nommer les ecrouelles de la terre. La, le
sol est divise en carres inegaux de forme, tous encaisses par
d'enormes talus de terre grise, tous pleins d'une eau
saumatre, a la surface de laquelle arrive le sel. Ces
[20]ravins, faits a main d'homme, sont interieurement
partages en plates-bandes, le long desquelles marchent des
ouvriers armes de longs rateaux, a l'aide desquels ils
ecrement cette saumure, et amenent sur des plates-formes
rondes pratiquees
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