moins vous la faire; car je suis bon chretien,
monsieur, et lorsqu'un bon chretien se voit arrive a
[15]un tel degre de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
souffrir la vie, il doit du moins, pour attenuer son crime,
epuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre
un dernier parti.
Au commencement de ce discours, M. Godeau avait
[20]suppose qu'on venait lui emprunter de l'argent, et il avait
jete prudemment son mouchoir sur les sacs places aupres
de lui, preparant d'avance un refus poli, car il avait toujours
eu de la bienveillance pour le pere de Croisilles. Mais
quand il eut ecoute jusqu'au bout, et qu'il eut compris de
[25]quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garcon ne
fut devenu completement fou. Il eut d'abord quelque
envie de sonner et de le faire mettre a la porte; mais il lui
trouva une apparence si ferme, un visage si determine,
qu'il eut pitie d'une demence si tranquille. Il se contenta
[30]de dire a sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
longtemps a entendre de pareilles inconvenances.
Pendant que Croisilles avait parle, mademoiselle
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Godeau etait devenue rouge comme une peche au mois d'aout.
Sur l'ordre de son pere, elle se retira. Le jeune homme lui
fit un profond salut dont elle ne sembla pas s'apercevoir.
Demeure seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva,
[5]se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforcant de
prendre un air paternel:
--Mon garcon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te
moques pas de moi et que tu as reellement perdu la tete.
Non-seulement j'excuse ta demarche, mais je consens a
[10]ne point t'en punir. Je suis fache que ton pauvre diable
de pere ait fait banqueroute et qu'il ait decampe; c'est
fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourne la
cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi; prends un
pliant et assieds-toi la.
[15]--C'est inutile, monsieur, repondit Croisilles; du moment
que vous me refusez, je n'ai plus qu'a prendre conge
de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prosperites.
--Et ou t'en vas-tu?
--Ecrire a mon pere et lui dire adieu.
[20]--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas
te noyer, ou le diable m'emporte.
--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne
m'abandonne pas.
--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi,
[25]te dis-je, et ecoute-moi.
M. Godeau venait de faire une reflexion fort juste, c'est
qu'il n'est jamais
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