sivete, mais encore du travail des autres. M.
Godeau, parmi les financiers, etait des plus classiques qu'on
[5]put voir, c'est-a-dire des plus gros; pour l'instant il avait
la goutte, chose fort a la mode en ce temps-la, comme l'est
a present la migraine. Couche sur une chaise longue, les
yeux a demi fermes, il se dorlotait au fond d'un boudoir.
Les panneaux de glaces qui l'environnaient repetaient
majestueusement de toutes parts son enorme personne;
[10]des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminee,
le plafond, etaient dores; son habit l'etait; je ne sais si sa
cervelle ne l'etait pas aussi. Il calculait les suites d'une
[15]petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter
quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul,
lorsqu'on lui annonca Croisilles, qui entra d'un air humble
mais resolu, et dans tout le desordre qu'on peut supposer
d'un homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau
[20]fut un peu surpris de cette visite inattendue; il crut que
sa fille avait fait quelque emplette; il fut confirme dans
cette pensee en la voyant paraitre presque en meme temps
que le jeune homme. Il fit signe a Croisilles, non pas de
s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un
[25]sofa, et Croisilles, reste debout, s'exprima a peu pres en
ces termes:
--Monsieur, mon pere vient de faire faillite. La banqueroute
d'un associe l'a force a suspendre ses payements,
et, ne pouvant assister a sa propre honte, il s'est enfui en
[30]Amerique, apres avoir donne a ses creanciers jusqu'a son
dernier sou. J'etais absent lorsque cela s'est passe; j'arrive,
et il y a deux heures que je sais cet evenement. Je
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suis absolument sans ressources et determine a mourir.
Il est tres-probable qu'en sortant de chez vous je vais me
jeter a l'eau. Je l'aurais deja fait, selon toute apparence,
si le hasard ne m'avait fait rencontrer mademoiselle votre
[5]fille tout a l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus profond
de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle,
et je me suis tu jusqu'ici a cause du respect que je lui dois;
mais aujourd'hui, en vous le declarant, je remplis un devoir
indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de
[10]me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vous
voulez, que j'epouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la
moindre esperance que vous m'accordiez cette demande,
mais je dois nean
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