s
Zidore a proteste. "Ca fera peur au mome," qu'il disait.
[30]Car il est comme tous les Parisiens: il n'aime pas les
sergots. Et puis votre gamin ne voulait plus le quitter.
Ma foi, tant pis! j'ai rate ma vente, et je suis rentre ici
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avec les mioches. Ils ont mange un morceau ensemble,
comme une paire d'amis, et puis, au dodo!... Sont-ils
gentils tout de meme, hein?"
C'est etrange, ce qui se passe dans l'ame de M. Godefroy.
[5]Tout a l'heure, dans sa voiture, il se proposait bien,
sans doute, de donner a celui qui avait recueilli son fils
une belle recompense, une poignee de cet or si facilement
gagne en presence des encriers siphoides. Mais on vient
de lever devant l'homme un coin du rideau qui cache la
[10]vie des pauvres, si vaillants dans leur misere, si
charitables entre eux. Le courage de cette fille-mere se tuant
de travail pour son enfant, la generosite de cet infirme
adoptant un orphelin, et surtout l'intelligente bonte de ce
gamin de la rue, de ce petit homme secourable pour un
[15]plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite son ami
et son frere aine, et lui epargnant, par un instinct delicat,
le grossier contact de la police, tout cela emeut M. Godefroy
et lui donne a reflechir. Non, il ne se contentera pas
d'ouvrir son portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour
[20]Zidore et pour Pierron le manchot, assurer leur avenir,
les suivre de sa bienveillance. Ah! si les peu sentimentaux
personnages qui viennent constamment parler d'affaires
a M. le directeur du Comptoir general de credit
pouvaient lire en ce moment dans son esprit, ils seraient
[25]profondement etonnes; et pourtant M. le directeur vient
de faire la meilleure affaire de sa vie: il vient de se decouvrir
un coeur de brave homme. Oui, monsieur le directeur,
vous comptiez offrir une gratification a ces pauvres
gens, et voila que ce sont eux qui vous font un magnifique
[30]cadeau, celui, d'un sentiment, et du plus doux, du plus
noble de tous, la pitie. Car M. Godefroy songe, a present,
--et il s'en souviendra,--qu'il y a d'autres estropies que
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Pierron, l'ancien ajusteur devenu marchand de verdure,
d'autres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se
demande, avec une inquietude profonde, si l'argent ne
doit vraiment servir qu'a engendrer l'argent, et si l'on n'a
[5]pas mieux a faire, entre ses repas, que de vendre en hausse
des valeurs achetees en baisse et d'obtenir des places pour
ses electeurs.
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