Nanon appelait des pas de danse:
Dans les gardes francaises
J'avais un bon papa.
Nanon, madame Grandet, Eugenie s'examinerent mutuellement et en silence.
La joie du vigneron les epouvantait toujours quand elle arrivait a son
apogee. La soiree fut bientot finie. D'abord le pere Grandet voulut se
coucher de bonne heure; et, lorsqu'il se couchait, chez lui tout devait
dormir; de meme que quand Auguste buvait la Pologne etait ivre. Puis
Nanon, Charles et Eugenie n'etaient pas moins las que le maitre. Quant a
madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les
desirs de son mari. Neanmoins, pendant les deux heures accordees a la
digestion, le tonnelier, plus facetieux qu'il ne l'avait jamais ete, dit
beaucoup de ses apophtegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure
de son esprit. Quand il eut avale son cassis, il regarda le verre.
--On n'a pas plutot mis les levres a un verre qu'il est deja vide!
Voila notre histoire. On ne peut pas etre et avoir ete. Les ecus ne
peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait
trop belle.
Il fut jovial et clement. Lorsque Nanon vint avec son rouet:
--Tu dois etre lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre.
--Ah! ben!... quien, je m'ennuierais, repondit la servante.
--Pauvre Nanon! Veux-tu du cassis?
--Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que
les apothicaires. Celui qu'i vendent est de la drogue.
--Ils y mettent trop de sucre, ca ne sent plus rien, dit le bonhomme.
Le lendemain la famille, reunie a huit heures pour le dejeuner, offrit
le tableau de la premiere scene d'une intimite bien reelle. Le malheur
avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugenie et Charles;
Nanon elle-meme sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre
commencerent a faire une meme famille. Quant au vieux vigneron, son
avarice satisfaite et la certitude de voir bientot partir le mirliflor
sans avoir a lui payer autre chose que son voyage a Nantes, le rendirent
presque indifferent a sa presence au logis. Il laissa les deux enfants,
ainsi qu'il nomma Charles et Eugenie, libres de se comporter comme bon
leur semblerait sous l'oeil de madame Grandet, en laquelle il avait
d'ailleurs une entiere confiance en ce qui concernait la morale publique
et religieuse. L'alignement de ses pres et des fosses jouxtant la route,
ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d'hiver dans ses
clos et a Froidfond l'occuperent exclu
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