in dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un
peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l'y transportait, de le voir,
de lui adresser mille questions, de lui dire:
--Es-tu bien? ne souffres-tu pas? penses-tu bien a moi, en voyant
cette etoile dont tu m'as appris a connaitre les beautes et l'usage?
Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc
de bois ronge par les vers et garni de mousse grise ou ils s'etaient dit
tant de bonnes choses, de niaiseries, ou ils avaient bati les chateaux
en Espagne de leur joli menage. Elle pensait a l'avenir en regardant le
ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d'embrasser;
puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel etait la chambre
de Charles. Enfin ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste,
qui se glisse dans toutes les pensees, et devient la substance, ou,
comme eussent dit nos peres, l'etoffe de la vie. Quand les soi-disant
amis du pere Grandet venaient faire la partie le soir, elle etait gaie,
elle dissimulait; mais, pendant toute la matinee, elle causait de
Charles avec sa mere et Nanon. Nanon avait compris qu'elle pouvait
compatir aux souffrances de sa jeune maitresse sans manquer a ses
devoirs envers son vieux patron, elle qui disait a Eugenie:
--Si j'avais eu un homme a moi, je l'aurais ... suivi dans l'enfer. Je
l'aurais ... quoi ... Enfin, j'aurais voulu m'exterminer pour lui; mais ...
rien. Je mourrai sans savoir ce que c'est que la vie. Croiriez-vous,
mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu'est un bon homme tout de meme,
tourne autour de ma jupe, rapport a mes rentes, tout comme ceux qui
viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour? Je
vois ca, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une
tour; he! bien, mam'zelle, ca me fait plaisir, quoique ca ne soye pas
de l'amour.
Deux mois se passerent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone,
s'etait animee par l'immense interet du secret qui liait plus intimement
ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisatres de cette
salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugenie
ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche
matin elle fut surprise par sa mere au moment ou elle etait occupee a
chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut
alors initiee au terrible secret de l'echange fait par le voyageur
contre le tresor d'Eugenie.
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