amour? Elle ignora pendant quelque temps les
conversations dont elle etait l'objet en ville, tout aussi bien que les
ignorait son pere. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et
l'amour l'aidaient a patiemment supporter la colere et la vengeance
paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres
douleurs. Chaque jour, sa mere, douce et tendre creature, qui
s'embellissait de l'eclat que jetait son ame en approchant de la tombe,
sa mere deperissait de jour en jour. Souvent Eugenie se reprochait
d'avoir ete la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la
devorait. Ces remords, quoique calmes par sa mere, l'attachaient encore
plus etroitement a son amour. Tous les matins, aussitot que son pere
etait sorti, elle venait au chevet du lit de sa mere, et la, Nanon lui
apportait son dejeuner. Mais la pauvre Eugenie, triste et souffrante des
souffrances de sa mere, en montrait le visage a Nanon par un geste muet,
pleurait et n'osait parler de son cousin. Madame Grandet, la premiere,
etait forcee de lui dire:
--Ou est-_il_? pourquoi n'ecrit-_il_ pas?
La mere et la fille ignoraient completement les distances.
--Pensons a lui, ma mere, repondait Eugenie, et n'en parlons pas. Vous
souffrez, vous avant tout.
_Tout_ c'etait _lui_.
--Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu
m'a protegee en me faisant envisager avec joie le terme de mes miseres.
Les paroles de cette femme etaient constamment saintes et chretiennes.
Quand, au moment de dejeuner pres d'elle, son mari venait se promener
dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers mois de l'annee, les
memes discours, repetes avec une douceur angelique, mais avec la fermete
d'une femme a qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait
manque pendant sa vie.
--Monsieur, je vous remercie de l'interet que vous prenez a ma sante,
lui repondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes;
mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alleger
mes douleurs, rendez vos bonnes graces a notre fille; montrez-vous
chretien, epoux et pere.
En entendant ces mots, Grandet s'asseyait pres du lit et agissait comme
un homme qui, voyant venir une averse, se met tranquillement a l'abri
sous une porte cochere: il ecoutait silencieusement sa femme, et ne
repondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus
religieuses supplications lui avaient ete adressees, il disait:
|