nte au jour et a l'heure ou
il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers,
ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil a roulettes
jusqu'a ce qu'il se trouvat en face de la porte de son cabinet. Il le
faisait ouvrir par sa fille, et veillait a ce qu'elle placat en secret
elle-meme les sacs d'argent les uns sur les autres, a ce qu'elle fermat
la porte. Puis il revenait a sa place silencieusement aussitot qu'elle
lui avait rendu la precieuse clef, toujours placee dans la poche de son
gilet, et qu'il tatait de temps en temps. D'ailleurs son vieil ami le
notaire, sentant que la riche heritiere epouserait necessairement son
neveu le president si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins
et d'attentions: il venait tous les jours se mettre aux ordres de
Grandet, allait a son commandement a Froidfond, aux terres, aux pres,
aux vignes, vendait les recoltes, et transmutait tout en or et en argent
qui venait se reunir secretement aux sacs empiles dans le cabinet. Enfin
arriverent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du
bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au
coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait a lui et
roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait a
Nanon:
--Serre, serre ca, pour qu'on ne me vole pas. Quand il pouvait ouvrir
les yeux, ou toute sa vie s'etait refugiee, il les tournait aussitot
vers la porte du cabinet ou gisaient ses tresors en disant a sa fille:
--Y sont-ils? y sont-ils? d'un son de voix qui denotait une sorte de
peur panique.
--Oui, mon pere.
--Veille a l'or, mets de l'or devant moi.
Eugenie lui etendait des louis sur une table, et il demeurait des heures
entieres les yeux attaches sur les louis, comme un enfant qui, au moment
ou il commence a voir, contemple stupidement le meme objet; et, comme a
un enfant, il lui echappait un sourire penible.
--Ca me rechauffe! disait-il quelquefois en laissant paraitre sur sa
figure une expression de beatitude.
Lorsque le cure de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en
apparence depuis quelques heures, se ranimerent a la vue de la croix,
des chandeliers, du benitier d'argent qu'il regarda fixement, et sa
loupe remua pour la derniere fois. Lorsque le pretre lui approcha des
levres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un
epouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui couta la vie
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