--Tu lui as tout donne, dit la mere epouvantee. Que diras-tu donc a ton
pere, au jour de l'an, quand il voudra voir ton or?
Les yeux d'Eugenie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurerent dans
un effroi mortel pendant la moitie de la matinee. Elles furent assez
troublees pour manquer la grand'messe, et n'allerent qu'a la messe
militaire. Dans trois jours l'annee 1819 finissait. Dans trois jours
devait commencer une terrible action, une tragedie bourgeoise sans
poison, ni poignard, ni sang repandu; mais, relativement aux acteurs,
plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des
Atrides.
--Qu'allons-nous devenir? dit madame Grandet a sa fille en laissant son
tricot sur ses genoux.
La pauvre mere subissait de tels troubles depuis deux mois que les
manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n'etaient pas
encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes
resultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d'une facon
facheuse au milieu d'une sueur causee par une epouvantable colere de son
mari.
--Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m'avais confie ton secret,
nous aurions eu le temps d'ecrire a Paris a monsieur des Grassins. Il
aurait pu nous envoyer des pieces d'or semblables aux tiennes; et,
quoique Grandet les connaisse bien, peut-etre ...
--Mais ou donc aurions-nous pris tant d'argent?
--J'aurais engage mes propres. D'ailleurs monsieur des Grassins nous eut
bien ...
--Il n'est plus temps, repondit Eugenie d'une voix sourde et alteree en
interrompant sa mere. Demain matin ne devons-nous pas aller lui
souhaiter la bonne annee dans sa chambre?
--Mais, ma fille, pourquoi n'irais-je donc pas voir les Cruchot?
--Non, non, ce serait me livrer a eux et nous mettre sous leur
dependance. D'ailleurs j'ai pris mon parti. J'ai bien fait, je ne me
repens de rien. Dieu me protegera. Que sa sainte volonte se fasse. Ah!
si vous aviez lu sa lettre, vous n'auriez pense qu'a lui, ma mere.
Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante a
laquelle la mere et la fille etaient en proie leur suggera la plus
naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre
de Grandet. L'hiver de 1819 a 1820 fut un des plus rigoureux de
l'epoque. La neige encombrait les toits.
Madame Grandet dit a son mari, des qu'elle l'entendit se remuant dans sa
chambre:
--Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi; le froid
est
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