aissez vous-meme.
--Vous croyez donc qu'il faut se connaitre depuis quinze ans pour
s'aimer? Il y en a qui disent le contraire.
--Vous ne m'avez pas repondu. Qu'entendez-vous par aimer, vous?
--Etre l'un a l'autre.
--Pour combien de temps?
--Pour tout le temps qu'on s'aime.
--Chacun a sa mesure de fidelite. Je ne connais pas la mienne. Quelle
est la votre?
--Je ne la connais pas non plus.
--Ah bah! vous nel'avez jamais mise a l'epreuve? lui dis-je d'un air
serieux.
Et, en moi-meme, je pensais: "A d'autres, ma mignonne!"
--Je ne l'ai pas mise a l'epreuve, dit-elle, parce que je n'ai jamais
connu l'amour partage.
--Voyons, soyons amis; ca ne vous engage a rien, et contez-moi ca.
--La premiere fois, c'etait ici; j'avais quatorze ans. J'ai aime...
Tartaglia.
--Merci de moi! j'aurais du m'en douter!
--Non! C'etait si bete de ma part, et il etait deja si laid! Mais
j'avais besoin d'aimer. Il etait le premier qui me parlait d'amour comme
a une jeune fille, et j'etais lasse d'ere une enfant?
--Fort bien, au moins vous etes franche. Et... il fut votre amant?
--Il aurait pu l'etre s'il eut su mieux me tromper; mais j'avais
une amie qu'il courtisait en meme temps que moi et qui m'en fit la
confidence. A nous deux, apres avoir bien pleure ensemble, nous fimes le
serment de le mepriser, de nous moquer de lui; et, a nous deux, a
force de nous faire remarquer l'une a l'autre, par suite d'un reste de
jalousie, sa laideur et sa sottise, nous en vinmes a nous guerir si bien
de l'aimer, que nous ne pouvions le regarder, ni meme parler de lui sans
rire.
--Allons, quant a celui-la, je respire! Et le second?
--Le second vint beaucoup plus tard. A quelque chose malheur est bon.
Le depit et la confusion d'avoir reve a Tartaglia me rendirent plus
mefiante et plus patiente. Beaucoup de garcons me firent la cour; aucun
ne me plaisait. Je meprisais les hommes, et, comme cela me posait en
fille fiere et difficile, ma coquetterie et mon orgueil y trouvaient
leur compte. Cela m'ennuyait bien quelquefois, d'etre si hautaine; mais
c'etait encore heureux pour moi de persister a l'etre. N'ayant rien, si
je m'etais mariee toute jeune, je serais aujourd'hui dans la misere,
avec des enfants, peut-etre avec un mari brutal, ivrogne ou paresseux
par-dessus le marche.
--Et le second amour?
--Attendez! Ce fut lord B***.
--Aie! moi qui le croyais vertueux!
--Il est vertueux. Il ne m'a jamais fait la cour, et il
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