me tendrait la main, et que,
pour un sou, j'aurais de lui quelque parole qui serait le resultat de sa
meditation. Mais, soit qu'il n'appartint pas a un ordre mendiant, soit
qu'il eut peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu desert,
il me regarda avec mefiance et appuya la main sur son baton. Ce geste
m'etonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut,
mais se detourna de maniere a me cacher sa figure, qui m'avait paru
belle et fortement caracterisee.
Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de
l'inquietude de cet homme, dont le voeu de pauvrete devrait etre
au moins une source d'insouciance et de securite. Il avait disparu
precipitamment vers les gradins de l'hemicycle.
Je m'en allai, pensant aux paroles naives et sensees du patre
philosophe: "Le plus grand bonheur de l'homme, c'est la liberte
d'aimer".
En effet, tout le monde n'a pas cette liberte. Et moi qui la possede,
j'ai deja laisse passer des annees qui eussent pu etre pleines de
bonheur. A quoi les ai-je employees? A interroger mes forces, mon
intelligence, mon avenir, et a sacrifier a cette attente de l'inconnu
les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu
plus sage que mon siecle, j'ai fait comme lui: j'ai lache la proie pour
l'ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s'ecoulait pour un
temps qui ne sera peut-etre pas. Qu'est-ce que cette chimere du travail,
ce besoin de developper l'intelligence au detriment des forces du coeur?
Ne les use-t-on pas a les laisser dans l'inaction? Et pourquoi, pour qui
cette tension de la volonte vers un but aussi incertain que le talent?
Comment se fait-il que je n'aie pas encore rencontre l'amour sur mon
chemin? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu'un
autre? Non, car mon ideal a toujours ete vague en moi-meme. Je ne me
suis jamais fait le portrait de la femme a qui je dois me livrer sans
reserve. Je me promettais de la reconnaitre en la rencontrant; mais je
ne me disais pas qu'elle dut etre grande ou petite, blonde ou brune.
--Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d'etre aime;
c'est-a-dire quand j'aurai fait de grands efforts de courage, de
patience et de sobriete pour etre tout ce que je puis etre en ce monde.
Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un
jardin d'esperance; mais n'etait-ce pas la une suggestion de l'orgueil?
Apparemment je comptais, comme Brumieres, trouver une
|