et de fatigue
dans une auberge, presque folle, et si devastee par le malheur, que
j'hesitai a la reconnaitre.
"J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes
recherches eurent un succes deplorable. Le comte etait repasse en
Amerique. L'enfant y etait mort de fatigue en arrivant.
"Quand il me fallut porter a cette malheureuse l'epouvantable nouvelle, je
fus epouvante moi-meme du calme qu'elle montra. On eut dit pendant huit
jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle etait
sauvee. J'etais force de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer
ou elle etait. J'etais inquiet de son denument; elle me trompa en me
disant que sa mere ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que
sa pauvre mere en eut ete bien empechee: elle ne disposait pas d'un
centime dans son menage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait
tous les malheurs de sa fille. Therese, qui lui ecrivait en secret, les
lui avait caches pour ne pas la desesperer.
"Therese vecut en Angleterre en donnant des lecons de francais, de dessin
et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage
d'exercer pour n'avoir a accepter la pitie de personne.
"Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa a Paris, ou elle
n'etait jamais venue, et ou personne ne la connaissait. Elle n'avait alors
que vingt ans, elle avait ete mariee a seize. Elle n'etait plus du tout
jolie, et il a fallu huit annees de repos et de resignation pour lui
rendre sa sante et sa douce gaiete d'autrefois.
"Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'a de rares intervalles, puisque
je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvee digne et fiere,
travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvrete sous un
miracle d'ordre et de proprete, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de
personne, ne voulant pas parler du passe, caressant quelquefois les
enfants en secret et les quittant des qu'on la regarde, dans la crainte
sans doute qu'on ne la voie emue.
"Voila trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous
demander de faire mon portrait, je cherchais precisement son adresse, que
j'allais vous demander quand vous m'avez parle d'elle. Arrive la veille,
je ne savais pas encore qu'elle eut enfin du succes, de l'aisance et de la
celebrite. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette ame si
longtemps brisee pouvait encore vivre, aimer... souffrir ou etre heureuse.
Tachez qu'elle le soit, mon cher
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