Donc ces deux jeunesses, livrees a elles-memes, lisaient les chers
poetes de la jeunesse, a commencer par La Fontaine; elles s'enivraient
des tragedies de Racine; elles savaient par coeur l'_Athalie_ et
l'_Esther_. Parfois le vieux Corneille et parfois Moliere etaient
invoques de ces deux ingenues; le plus souvent elles se racontaient de
belles histoires qu'elles avaient inventees. Mais leur curiosite la plus
vive et la causerie intarissable, c'etait le retour du comte de Silly,
le fils unique et l'unique heritier, dans le chateau de ses peres,
disons mieux, dans son chateau.
Le comte de Silly remplissait de son souvenir jusqu'au dernier recoin
de ces demeures; ses chiens hurlaient dans le chenil; ses bois etaient
remplis de gibier; ses paysans regardaient chaque matin de quel cote le
maitre et seigneur allait venir; son banc restait vide a l'eglise. Il
etait partout; le plus petit enfant du village eut raconte au passant
la gloire et le nom du jeune seigneur. Il etait capitaine a seize
ans, colonel quatre ans plus tard. Il avait fait toutes les guerres
malheureuses des dernieres annees de Louis XIV, toujours vaincu et se
relevant toujours. A la bataille d'Hochstedt, ou il s'etait battu comme
un heros, le comte de Silly avait ete fait prisonnier par les Anglais,
qui l'avaient emmene dans leur ile, ou ses blessures et surtout le
regret de la patrie absente eurent bientot reduit le jeune homme a
desesperer de la vie. Une dame, une amie qu'il avait a la cour, s'etait
inquietee enfin de ses destinees, et, grace a son intervention, le jeune
homme allait revenir, prisonnier sur sa parole. On l'attendait de jour
en jour, les deux jeunes filles non moins impatientes que la marquise de
Silly, sa mere.
Il revint enfin au milieu de la joie universelle, et la jeune Elisa,
avertie a l'avance, reconnut du premier coup d'oeil le parfait cavalier
dont elle avait entendu parler si souvent. C'etait un jeune homme aux
yeux noirs et pleins de feu, de bonne mine et de taille haute, a la
tournure militaire, a la demarche un peu grave et le front pensif. Il
avait beaucoup vieilli en peu de temps; rien ne vieillit un militaire
comme une guerre malheureuse. Celui-la, nous l'avons dit, etait venu a
la mauvaise heure, apres M. de Turenne, apres les grandes victoires, les
villes conquises, les batailles gagnees, les _Te Deum_ et les drapeaux
que le victorieux va suspendre aux voutes sacrees de l'hotel royal des
Invalides. "Monsieur le marec
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