ais un
acces de rage tout simplement; et quand il fut apaise, je retombai dans
l'apathie, comme un fou furieux, dans l'accablement qui suit une de ses
crises, se laisse tomber sur la paille et regarde autour de lui d'un
air stupide. On fit approcher de moi mon adversaire, pour que, suivant
l'usage, nous eussions a echanger une poignee de main; mais entre
chaque minute il s'ecoulait de tels siecles dans ma tete, que j'obeis
machinalement et avec surprise. Je ne me souvenais pas de l'avoir jamais
vu: j'etais deja a cent ans de ce qui venait de se passer en moi;
j'etais entre dans le neant de l'ame, qui est desormais mon refuge en
cette vie.
Me voila donc calme! que Dieu me pardonne a quel prix! Mais il sait bien
que cela n'a pas dependu de moi, et que mon etre a ete transforme a
l'insu de ma volonte. Ah! cette colere, elle etait affreuse! mais elle
me faisait du bien comme les convulsions et les rugissements a un
epileptique. Je suis maintenant plus pesant qu'une montagne, plus froid
qu'un glacier; je contemple ma vie avec un affreux sang-froid; je me
fais l'effet de ces martyrs des temps fabuleux du christianisme qui,
apres le supplice, se relevaient par miracle, ramassaient tranquillement
leur tete ou leur coeur pantelant sur l'arene, et se mettaient a
marcher, emportant leur ame separee de leur corps, aux yeux des hommes
epouvantes.
Un autre que moi n'aurait pas pu certainement supporter mon destin: Il
n'y a que moi sur la terre qui aie la force d'accomplir une pareille vie
sans mourir de lassitude ou sans me tuer dans un acces de delire. J'ai
pourtant traverse tout cela, et me voici encore! Ce qu'il y avait de
jeune, de genereux et de sensible en moi n'est plus; mais mon corps est
debout, et ma triste raison contemple sans nuage la ruine de toutes ses
illusions. Maudite soit cette organisation reguliere et solide que ne
peuvent briser les evenements! Don funeste! Avais-je commis quelque
crime avant de naitre, pour avoir la malediction du premier homme,
l'exil dans le desert, et l'injonction de vivre?
Je suis passe ce matin pres d'une maison de campagne que la beaute de
la nature fit construite au pied des montagnes et que la rigueur des
climats a fait abandonner. Je me suis arrete pour entrer dans le clos,
attire par l'air de tristesse et de destruction qui regnait en ce lieu;
j'y suis reste deux heures, abime dans la pensee de mon desespoir et de
mon isolement. Et toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre soli
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