ours
ou je marche precipitamment sur le bord des abimes sans soupconner le
danger, sans ressentir la lassitude; je suis alors comme une roue qui a
perdu son balancier, et qui tourne follement jusqu'a ce que sa chaine
trop tendue fasse rompre la machine. Dans ces jours-la, je traverse
comme par miracle des passages ou jamais le pied d'un homme ne s'est
hasarde, et quand je m'en apercois ensuite, je ne peux plus comprendre
comment cela s'est fait. J'espere quelquefois que je suis devenu fou.
Mais a cette exaltation terrible succedent des jours de mort.
Cette force maladive tombe tout a coup et fait place a une fatigue
epouvantable. La pensee joue un role bien efface dans tout cela.
Quelquefois je cherche, la nuit, a me rappeler ce qui a occupe mon
cerveau dans la journee, et il m'est impossible de le retrouver. Ma
memoire ne me presente plus que l'image des objets materiels qui m'ont
entoure. Je vois des montagnes, des ravins, de ponts etroits suspendus
sur des abimes de fumee blanche, et tout cela se succede et s'enchaine
pendant des heures entieres jusqu'a m'obseder. Alors je me leve dans
l'obscurite et je touche les murs de ma chambre en faisant des efforts
incroyables pour sortir de ce reve sans sommeil. Quelquefois je me
recouche sans avoir pu chasser ces images qui me harcellent, et
j'attends le jour avec impatience pour m'elancer comme malgre moi dans
la campagne. Alors tout s'efface, je marche au hasard, et il me semble
etre enveloppe de vapeurs qui me cachent la realite. D'autres fois il
m'arrive de m'apercevoir que je pense; je vois dans mon imagination des
tableaux affreux: mon fils mourant, ma femme dans les bras d'un autre;
mais je regarde tout cela avec un sang-froid imbecile, jusqu'a ce qu'il
me vienne une sorte de reveil qui me montre a moi-meme. Je me vois dans
ce tableau; cette femme est la mienne; cet enfant est a moi. Je suis
Jacques, l'amant oublie, l'epoux outrage, le pere sans espoir et sans
posterite; et je m'assieds, car mes jambes ne peuvent plus me porter, et
une idee me fatigue plus en un instant qu'une journee d'agitation et de
marche forcee.
Il y a deux ans, j'etais dans un etat deplorable d'ennui et de
souffrance. Mais que ne donnerais-je pas pour retourner en arriere! Je
craignais de ne plus pouvoir aimer. Depuis longtemps je n'avais pas
rencontre une femme digne d'amour. Je m'impatientais et je m'effrayais
de ce lomg sommeil da mon coeur; je me demandais si c'etait la faute de
son impuis
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