sance, et je sentais bien que non. Mais je voyais les annees
s'envoler comme des reves, et je me disais qu'il n'y avait plus pour moi
de temps a perdre si je voulais etre heureux encore une fois. Je pensais
que posseder une femme par le mariage, c'etait assurer, autant que
possible, la duree de ce bonheur; je ne me flattais pas de le conserver
toute ma vie; mais j'esperais qu'il me conduirait jusqu'a cette derniere
periode de la jeunesse ou la philosophie devient facile a mesure que les
passions s'eteignent. Il n'en est point ainsi. Je ne suis pas encore
assez vieux pour me detacher de tout et pour me consoler d'avoir tout
perdu. Mon esperance est morte encore verte, et de mort violente; mais
je ne suis plus assez jeune pour croire qu'elle puisse renaitre. Cet
effort est le dernier que mes forces morales m'ont permis. Je m'etais
cree une famille, une maison, une patrie; j'avais rassemble, sur un coin
de terre, les deux seuls etres qui me fussent chers, elle et toi. Dieu
m'avait beni en me donnant des enfants. Cela eut pu durer cinq a six
ans! Notre vallee etait si belle! je prenais tant de soin pour rendre ma
femme heureuse, et elle semblait m'aimer si passionnement! Mais un
homme est venu et a tout detruit; son souffle a empoisonne le lait qui
nourrissait mes enfants. Oui! j'en suis sur, c'est son premier baiser
sur les levres de Fernande qui les a tues, comme c'est son premier
regard sur elle qui a tue son amour pour moi.
Je suis peut-etre injuste et fou de m'en prendre a lui; peut-etre
en eut-elle aime un autre si celui la ne fut pas venu; peut-etre ne
m'a-t-elle jamais aime. Elle sentait le besoin d'abandonner son coeur,
et elle me l'a confie sans discernement; elle a pris pour une passion
durable ce qui n'etait qu'un caprice d'enfant ou un sentiment d'amitie
filiale qui se trompait faute de savoir ce que c'est que l'amour. Avec
moi, elle souffrait sans cesse, elle etait mecontente de tout; je ne
reussissais jamais a produire l'effet que je voulais sur son esprit,
et elle attribuait a mes moindres actions des motifs tout opposes a la
realite; ou nous ne nous comprenions pas, ou nous nous comprenions trop.
Durant notre voyage en Touraine, alors qu'elle essayait un sacrifice
au-dessus de ses forces, et que le derangement de son etre dementait sa
volonte, il lui est arrive de me dire plusieurs fois, dans un acces de
colere nerveuse insurmontable, qu'elle avait toujours senti que nous
n'etions pas faits l'un pour l'autr
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