bon usage de la victoire?
LXXXIX.
DE JACQUES A SYLVIA.
Aoste.
Il faut avoir vecu ma vie peur savoir quelle chose horrible est devenu
pour moi l'isolement. J'ai aime passionnement la solitude, qui est une
chose bien differente. Alors j'etais jeune. J'avais l'avenir ou le
present. Je suis venu plusieurs fois dans les montagnes avec le
coeur plein de passions. J'ai peuple leurs retraites sauvages de mes
sentiments ou de mes reves. J'y ai savoure mon bonheur ou cache ma
souffrance; j'y ai vecu enfin. Je passais, je quittais une affection
pour la retrouver, ou plutot je l'apportais la dans le secret de mon
ame pour l'interroger et pour m'en repaitre. J'y ai repandu des larmes
chaudes d'esperance; j'y ai presse sur mon coeur des fantomes adores et
des spectres de feu. Il est bien vrai qui j'y suis venu aussi maudire et
detester ce que j'avais aime en d'autres temps; mais j'aimais quelque
autre chose ou j'attendais un autre amour. Mon sein etait riche, et je
pouvais mettre une idole de diamant a la place de l'idole d'or qui etait
tombee. A present, j'y viens avec un coeur vide et desole, et, a la
maniere dont je souffre, je vois bien que je ne guerirai plus. Ce qu'il
y a de terrible, ce n'est pas tant le manque d'espoir que le manque
de desir. Ma douleur est morne comme ces pics de glace que le soleil
n'entame jamais. Je sais que je ne vis plus et je n'ai plus envie de
vivre. Ces rochers et ces froides cavernes me font horreur, et je m'y
enfonce comme un fou qui se noie pour fuir l'incendie. Si je regarde au
loin, la peur me prend; la seule vue de l'horizon me fait frissonner,
parce que je crois y voir planer tous mes souvenirs et tous mes maux, et
je m'imagine qu'ils me poursuivent avec des ailes rapides. Ou irai-je
pour leur echapper? Ce sera partout de meme. Je suis venu jusqu'ici avec
l'intention de voyager ou au moins de parcourir toute cette contree
romantique. Je sentais comme un reste d'activite, comme une inquietude
de ne pas etre bien mort. Et puis je me suis laisse tomber sur ce rocher
du Saint-Bernard, et je ne songe plus a quitter la cabane ou je me suis
arrete croyant n'y passer qu'une heure. M'y voila depuis pres d'un mois,
chaque jour plus inerte, plus indifferent, plus paralytique. Je ne sens
meme plus l'atmosphere, et j'ai souvent chaud la ou il doit faire froid,
tandis qu'en d'autres moments un rayon de soleil qui brule l'herbe a mes
pieds ne rend pas la circulation a mon sang glace. Il y a des j
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