le
sentiment de mon infirmite intellectuelle. Les poetes n'ont peut-etre
pas autant que nous ce sentiment-la: ils s'enivrent d'une idee de
grandeur et de puissance qui les console, sauf a les egarer. L'homme
adonne a la reflexion sait bien qu'il est faible et toujours expose a
faire de ses exces de force un abus qui l'epuise. C'est dans l'oubli de
ses propres miseres qu'il trouve le renouvellement ou la conservation de
ses facultes; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse
ni dans l'enivrement, il n'est que dans l'etude du grand livre de
l'univers. Vous verrez cela a mesure que vous avancerez dans la vie. Si,
comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientot las d'etre
le lieros du poeme de votre existence, et vous demanderez plus d'une
fois a Dieu de se substituer a vous-meme dans vos preoccupations. Dieu
vous ecoutera, car il est le _grand ecouteur de la creation_, celui qui
entend tout, qui repond a tout selon le besoin que chaque etre a de
savoir le mot de sa destinee, et auquel il suffit de penser
respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se
trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme
l'enfant avec son pere. Mais je vous ai deja trop endoctrine, et je suis
sur que vous me faites parler pour entendre resumer en langue vulgaire
ce que votre brillante imagination possede mieux que moi. Puisque vous
ne voulez pas venir a Brigg, il ne faut pas vous retarder plus
longtemps. Au revoir et bon voyage!
--Au revoir! ou donc et quand donc, cher docteur?
--_Au revoir dans tout et partout!_ puisque nous vivons dans une des
etapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J'ignore si
les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l'eternite;
mais l'homme, surtout l'homme dont l'intelligence s'est exercee a la
reflexion, ne peut point passer aupres d'un autre homme a la maniere
d'un fantome pour se perdre dans l'eternelle nuit. Deux ames libres ne
s'aneantissent pas l'une par l'autre: des qu'elles ont echange une
pensee, elles se sont mutuellement donne quelque chose d'elles-memes,
et, ne dussent-elles jamais se retrouver en presence materiellement
parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins
du souvenir, qui ne sont pas d'aussi pures abstractions qu'on le
pense... Mais c'est assez de metaphysique. Adieu encore et merci de
l'heure agreable et sympathique que vous avez mise dans ma journee!
Je le quittai a r
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