n.
Puisqu'elle avait un sou en poche, pourquoi ne pas l'employer, au
lieu de souffrir la faim volontairement? a la verite, quand elle
l'aurait depense il ne lui resterait plus rien; mais qui pouvait
savoir si un heureux hasard ne lui viendrait pas en aide? il y a
des gens qui trouvent des pieces d'argent sur les grands chemins,
et elle pouvait avoir cette bonne chance; n'en avait-elle pas eu
assez de mauvaises, sans compter les malheurs qui l'avaient
ecrasee?
Elle examina donc son sou attentivement pour voir s'il etait bon;
malheureusement elle ne savait pas tres bien comment les vrais
sous francais se distinguent des mauvais; aussi etait-elle emue
lorsqu'elle se decida a entrer chez le premier boulanger qu'elle
vit, tremblant que l'aventure de Saint-Denis ne se reproduisit.
"Est-ce que vous voulez bien me couper pour un sou de pain?" dit-
elle.
Sans repondre, le boulanger lui tendit un petit pain d'un sou
qu'il prit sur son comptoir, mais au lieu d'allonger la main elle
resta hesitante:
"Si vous vouliez m'en couper? dit-elle, je ne tiens pas a ce qu'il
soit frais.
-- Alors, tiens,"
Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui trainait la
depuis deux ou trois jours.
Mais il importait peu qu'il fut plus ou moins rassis, la grande
affaire etait qu'il fut plus gros qu'un petit pain d'un sou, et en
realite il en valait au moins deux.
Aussitot qu'elle l'eut entre les mains, sa bouche se remplit
d'eau; cependant quelque envie qu'elle en eut, elle ne voulut pas
l'entamer avant d'etre sortie du village. Cela fut vivement fait.
Aussitot qu'elle eut depasse les dernieres maisons, tirant son
couteau de sa poche, elle dessina une croix sur sa miche de
maniere a la diviser en quatre morceaux egaux, et elle en coupa un
qui devait faire son unique repas de cette journee; les trois
autres, reserves pour les jours suivants, la conduiraient,
calculait-elle, jusqu'aux environs d'Amiens, si petits qu'ils
fussent.
C'etait en traversant le village qu'elle avait fait ce calcul qui
lui semblait d'une execution aussi simple que facile, mais a peine
eut-elle avale une bouchee de son petit morceau de pain qu'elle
sentit que les raisonnements les plus forts du monde n'ont aucune
puissance sur la faim, pas plus que ce n'est sur ce qui doit ou ne
doit pas se faire que se reglent nos besoins: elle avait faim, il
fallait qu'elle mangeat, et ce fut gloutonnement qu'elle, devora
son premier morceau en se disant qu'elle
|