ur distribuer, de sa part, de riches aumones; ce qui lui donnait la
reputation d'ange tutelaire, de seconde providence des malheureux.
Cette reputation flattait agreablement sa vanite, mais elle l'exposait
en meme temps a des inconvenients graves et reels; car cette
orgueilleuse bienfaisance la rendait le point de mire, non-seulement
des pauvres, mais des paresseux et des intrigants.
Le hasard qui semblait lui etre toujours favorable, fit qu'on parla un
jour devant elle d'un jeune homme du voisinage fort beau et fort bien
fait, mais qui avait perdu la main droite dans une bataille. Cette
mutilation, quoiqu'honorable, l'avait rendu si misanthrope qu'il
s'etait consacre tout entier a l'etude, et ne voyait qu'un tres-petit
nombre d'anciens amis avec lesquels il ne se trouvait pas reduit a la
facheuse necessite d'expliquer toujours de nouveau la catastrophe qui
l'avait prive de sa main.
Luciane se promit d'attirer ce jeune homme au chateau. Elle reussit
d'abord a le faire assister a ses reunions intimes, ou elle le traita
avec tant de prevenances et tant d'egards, qu'il finit par se decider
a venir a ses assemblees quotidiennes, et meme a ses fetes brillantes.
Dans toutes les circonstances possibles, elle avait toujours soin de
le placer a ses cotes, et toutes ses attentions etaient pour lui. A
table, elle le servait elle-meme; et quand la presence de quelque
personnage important la forcait a l'eloigner, les domestiques avaient
ordre de prevenir tous ses desirs. Enfin elle temoigna tant d'egards
pour son malheur, et semblait chercher si sincerement a le lui faire
oublier, qu'il finit par s'en applaudir. Pour mettre le comble a
ses seductions, elle l'engagea a ecrire de la main gauche et a lui
adresser ses essais. Le malheureux jeune homme sentit que par ce moyen
il pourrait prolonger ses rapports avec la plus seduisante des femmes,
meme lorsqu'il serait loin d'elle. Aussi se livra-t-il avec passion au
travail qu'elle lui avait conseille, et il lui semblait qu'il venait
de s'eveiller a une vie nouvelle et pleine de charmes. Les lettres et
les vers qu'il adressait a Luciane, et la preference marquee qu'elle
continuait a lui accorder, loin d'exciter la jalousie du futur,
n'etaient a ses yeux qu'une preuve nouvelle du haut merite de sa
fiancee. Au reste, il avait assez observe son caractere pour etre
certain que la plupart de ses bizarreries etaient de nature a detruire
les soupcons a mesure qu'elle les faisait naitre. Elle
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