aire souffrir pour
me devouer a sa fantaisie, je lui offris de la chanter de nouveau; et
j'allais allumer une bougie pour la lire, lorsqu'il m'arreta en me
disant que ce serait pour une autre fois, et qu'il aimait mieux se
promener avec moi au clair de la lune. Le lendemain matin, je cherchai
la romance et ne la trouvai plus sur mon piano. Je la cherchai tous les
jours suivants sans succes. Pressee par la curiosite, je me hasardai
a demander a Jacques s'il ne l'avait pas vue. "Je l'ai dechiree par
distraction, me repondit-il; il n'y faut plus penser." Il me sembla
qu'il disait cette parole, _il n'y faut plus penser_, d'une maniere
particuliere, et que cela exprimait beaucoup de choses. Je me trompe
peut-etre, mais jamais je ne croirai qu'il ait dechire cette romance par
distraction. Il a voulu savoir d'abord si je pourrais la chanter par
coeur, et quand il a ete sur que non, il l'a aneantie. Elle lui causait
donc une emotion bien veritable; elle lui rappelait donc un amour bien
violent!
Si Jacques devine tout cela, si en lui-meme il traite d'enfantillages
meprisables ce qui se passe en moi, il a tort. S'il etait a ma place,
il souffrirait peut-etre plus que moi; car il n'a pas de rivaux dans
le passe; rien de ce que je fais, rien de ce que je pense ne peut
l'affliger: il peut sans frayeur regarder dans ma vie, l'embrasser tout
entiere d'un coup d'oeil, et se dire qu'il est mon seul amour. Mais sa
vie est pour moi un abime impenetrable; ce que j'en sais ressemble a ces
meteores sinistres qui eblouissent et qui egarent. La premiere fois que
j'ai recueilli ces lambeaux de renseignements incertains, j'ai craint
que Jacques ne fut inconstant ou menteur; j'ai craint que son amour
n'eut pas tout le prix que j'y attachais; ma veneration fut comme
ebranlee. Aujourd'hui je sais ce que c'est que Jacques et ce que vaut
son amour; le prix en est si grand que je sacrifierais toute une vie de
repos ou je ne l'aurais pas connu, aux deux mois que je viens de passer
avec lui. Je le sais incapable de m'abuser et de promettre son coeur
en vain. Je ne songe presque plus a l'avenir, mais je me tourmente
horriblement du passe; j'en suis jalouse. Oh! que serait le present si
je n'etais pas sure de lui comme de Dieu! Mais je ne pourrais pas douter
de la parole de Jacques, et je ne serais pas jalouse sans raison.
L'espece de jalousie que j'ai maintenant n'est pas vile et soupconneuse;
elle est triste et resignee; oh! mais elle me fait bien mal!
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