puis rien pour votre bonheur, et vous encore moins
pour le mien. Nous nous aimons reellement, mais sans passion. Je me suis
imagine quelquefois, et vous bien souvent, que cet amour etait beaucoup
plus fort qu'il ne l'est en effet; mais, a voir les choses comme elles
sont, je suis votre ami, voire frere, bien plus que votre compagne et
votre maitresse; tous nos gouts, toutes nos opinions different; il n'est
point de caracteres plus opposes que les notres. La solitude, le besoin
d'aimer, et des circonstances romanesques, nous ont attaches l'un a
l'autre; nous nous sommes aimes loyalement, sinon noblement. Votre amour
inquiet et soupconneux me faisait continuellement rougir, et ma fierte
vous a souvent blesse et humilie. Pardonnez-moi les chagrins que je vous
ai causes, comme je vous pardonne ceux qui me sont venus de vous; apres
tout, nous n'avons rien a nous reprocher mutuellement. On ne refait pas
son ame tout entiere, et il eut fallu que ce miracle s'operat en vous ou
en moi, pour faire de notre amour un lien assorti et durable. Nous ne
nous sommes jamais trompes, jamais trahis; que ce souvenir nous console
des maux que nous avons soufferts, et qu'il efface celui de nos
querelles. J'emporte de vous l'idee d'un caractere faible, mais honnete,
d'une ame non sublime, mais pure; vous avez bien assez de qualites pour
faire le bonheur d'une femme moins exigeante et moins reveuse que moi.
Je ne conserve aucune amertume contre vous. Si mon amitie a pour vous
quelque prix, soyez assure qu'elle ne vous manquera jamais; mais ce que
j'ai encore d'amour pour vous dans le coeur ne peut servir qu'a nous
faire souffrir l'un et l'autre. Je travaillerai a l'etouffer; et,
quoi qu'il en arrive, vous pouvez disposer de vous-meme comme vous
l'entendrez; jamais vestige de cet amour n'entravera les voies de votre
avenir.
XXXV.
DE FERNANDE A CLEMENCE.
L'inconnue est arrivee. Ce matin, Rosette est venue appeler Jacques
d'un air tout mysterieux, et, peu d'instants apres, Jacques est rentre,
tenant par la main une grande jeune personne en habit de voyage, et la
poussant dans mes bras, il m'a dit: "Voila mon amie, Fernande; si tu
veux me rendre bien heureux, sois aussi la sienne." Elle est si belle,
cette amie, que, malgre moi, j'ai fait un pas en arriere, et j'ai un peu
hesite a l'embrasser; mais elle m'a jete ses bras autour du cou en me
tutoyant, et en me caressant avec tant de franchise et d'amitie, que les
larmes me sont venues aux
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