Les deux autres hommes la saluerent avec une certaine familiarite
distinguee, car la duchesse avait des facons d'etre cordiales et
brusques.
Veuve du general duc de Mortemain, mere d'une fille unique mariee au
prince de Salia, fille du marquis de Farandal, de grande origine et
royalement riche, elle recevait dans son hotel de la rue de Varenne
toutes les notorietes du monde entier, qui se rencontraient et se
complimentaient chez elle. Aucune Altesse ne traversait Paris sans
diner a sa table, et aucun homme ne pouvait faire parler de lui sans
qu'elle eut aussitot le desir de le connaitre. Il fallait qu'elle
le vit, qu'elle le fit causer, qu'elle le jugeat. Et cela l'amusait
beaucoup, agitait sa vie, alimentait cette flamme de curiosite
hautaine et bienveillante qui brulait en elle.
Elle s'etait a peine assise, quand le meme domestique cria:--Monsieur
le baron et madame la baronne de Corbelle.
Ils etaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette,
elegante, tres brune.
Ce couple avait une situation speciale dans l'aristocratie francaise,
due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. De petite
noblesse, sans valeur, sans esprit, mu dans tous ses actes par un
amour immodere de ce qui est select, comme il faut et distingue, il
etait parvenu, a force de hanter uniquement les maisons les plus
princieres, a force de montrer ses sentiments royalistes, pieux,
corrects au supreme degre, a force de respecter tout ce qui doit etre
respecte, de mepriser tout ce qui doit etre meprise, de ne jamais se
tromper sur un point des dogmes mondains, de ne jamais hesiter sur un
detail d'etiquette, a passer aux yeux de beaucoup pour la fine fleur
du high-life. Son opinion formait une sorte de code du comme il faut,
et sa presence dans une maison constituait pour elle un vrai titre
d'honorabilite.
Les Corbelle etaient parents du comte de Guilleroy.
--Eh bien, dit la duchesse etonnee, et votre femme?
--Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a une surprise,
elle va venir.
Quand Mme de Guilleroy, mariee depuis un mois, avait fait son entree
dans le monde, elle fut presentee a la duchesse de Mortemain, qui tout
de suite l'aima, l'adopta, la patronna.
Depuis vingt ans, cette amitie ne s'etait point dementie, et quand la
duchesse disait "ma petite", on entendait encore en sa voix l'emotion
de cette toquade subite et persistante. C'est chez elle qu'avait eu
lieu la rencontre du peintre et de la comt
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