aissance; toutes les autres
nous sont apportees plus tard par les hasards de l'existence, et
celle-la vit depuis notre premier jour dans notre sang meme. Et puis,
et puis, ce n'est pas seulement une mere qu'on a perdue, c'est toute
notre enfance elle-meme qui disparait a moitie, car notre petite vie
de fillette etait a elle autant qu'a nous. Seule elle la connaissait
comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et
cheres qui sont, qui etaient les douces premieres emotions de notre
coeur. A elle seule je pouvais dire encore: "Te rappelles-tu, mere,
le jour ou...? Te rappelles-tu, mere, la poupee de porcelaine que
grand'maman m'avait donnee?" Nous marmottions toutes les deux un long
et doux chapelet de menus et mievres souvenirs que personne sur la
terre ne sait plus que moi. C'est donc une partie de moi qui est
morte, la plus vieille, la meilleure. J'ai perdu le pauvre coeur ou
la petite fille que j'etais vivait encore tout entiere. Maintenant
personne ne la connait plus, personne ne se rappelle la petite Anne,
ses jupes courtes, ses rires et ses mines.
"Et un jour viendra, qui n'est peut-etre pas bien loin, ou je m'en
irai a mon tour, laissant seule dans ce monde ma chere Annette, comme
maman m'y laisse aujourd'hui. Que tout cela est triste, dur, cruel! On
n'y songe jamais, pourtant; on ne regarde pas autour de soi la mort
prendre quelqu'un a tout instant, comme elle nous prendra bientot. Si
on la regardait, si on y songeait, si on n'etait pas distrait, rejoui
et aveugle par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus
vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous.
"Je suis si brisee, si desesperee, que je n'ai plus la force de rien
faire. Jour et nuit je pense a ma pauvre maman, clouee dans cette
boite, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont
la vieille figure que j'embrassais avec tant de bonheur n'est plus
qu'une pourriture affreuse. Oh! quelle horreur, mon ami, quelle
horreur!
"Quand j'ai perdu papa, je venais de me marier, et je n'ai pas senti
toutes ces choses comme aujourd'hui. Oui, plaignez-moi, pensez a moi,
ecrivez-moi. J'ai tant besoin de vous a present.
"ANNE."
Paris, 25 juillet.
"Ma pauvre amie,
"Votre chagrin me fait une peine horrible. Et je ne vois pas non plus
la vie en rose. Depuis votre depart je suis perdu, abandonne, sans
attache et sans refuge. Tout me fatigue, m'ennuie et m'irrite. Je
pense sans cesse a vous et
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