si je ne suis
pas malade, tant j'ai le degout de tout ce que je faisais depuis
si longtemps avec un certain plaisir ou avec une resignation
indifferente. D'abord, il fait si chaud a Paris, que chaque nuit
represente un bain turc de huit ou neuf heures. Je me leve, accable
par la fatigue de ce sommeil en etuve, et je me promene pendant une
heure ou deux devant une toile blanche, avec l'intention d'y dessiner
quelque chose. Mais je n'ai plus rien dans l'esprit, rien dans l'oeil,
rien dans la main. Je ne suis plus un peintre!... Cet effort inutile
vers le travail est exasperant. Je fais venir des modeles, je les
place, et comme ils me donnent des poses, des mouvements, des
expressions que j'ai peintes a satiete, je les fais se rhabiller et je
les flanque dehors. Vrai, je ne puis plus rien voir de neuf, et j'en
souffre comme si je devenais aveugle. Qu'est-ce que cela? Fatigue de
l'oeil ou du cerveau, epuisement de la faculte artiste ou courbature
du nerf optique? Sait-on! il me semble que j'ai fini de decouvrir le
coin d'inexplore qu'il m'a ete donne de visiter. Je n'apercois plus
que ce que tout le monde connait; je fais ce que tous les mauvais
peintres ont fait; je n'ai plus qu'une vision et qu'une observation
de cuistre. Autrefois, il n'y a pas encore longtemps, le nombre des
motifs nouveaux me paraissait illimite, et j'avais, pour les exprimer,
une telle variete de moyens que l'embarras du choix me rendait
hesitant. Or, voila que, tout a coup, le monde des sujets entrevus
s'est depeuple, mon investigation est devenue impuissante et sterile.
Les gens qui passent n'ont plus de sens pour moi; je ne trouve plus
en chaque etre humain ce caractere et cette saveur que j'aimais tant
discerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourrais
faire un tres joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu'elle
vous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensee? Oui,
peut-etre.
"Donc, apres m'etre efforce d'esquisser un homme ou une femme qui ne
soient pas semblables a tous les modeles connus, je me decide a aller
dejeuner quelque part, car je n'ai plus le courage de m'asseoir seul
dans ma salle a manger. Le boulevard Malesherbes a l'air d'une avenue
de foret emprisonnee dans une ville morte. Toutes les maisons sentent
le vide. Sur la chaussee, les arroseurs lancent des panaches de pluie
blanche qui eclaboussent le pave de bois d'ou s'exhale une vapeur de
goudron mouille et d'ecurie lavee; et d'un bout a l'autre de
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