-verbal
de l'affaire, fit charger sur le chameau ce qui restait du
lion, ordonna aux plaignants comme au delinquant de le suivre,
[10]et se dirigea sur Orleansville, ou le tout fut depose au greffe.
Ce fut une longue et terrible procedure!
Apres l'Algerie des tribus, qu'il venait de parcourir, Tartarin
de Tarascon connut alors une autre Algerie non moins cocasse
et formidable, l'Algerie des villes, processive et avocassiere. Il
[15]connut la judiciaire louche qui se tripote au fond des cafes, la
boheme des gens de loi, les dossiers qui sentent l'absinthe, les
cravates blanches mouchetees de _champoreau_; il connut les
huissiers, les agrees, les agents d'affaires, toutes ces sauterelles
du papier timbre affamees et maigres qui mangent le colon
[20]jusqu'aux tiges de ses bottes et le laissent dechiquete feuille
par feuille comme un plant de mais....
Avant tout il s'agissait de savoir si le lion avait ete tue sur
le territoire civil ou le territoire militaire. Dans le premier cas
l'affaire regardait le tribunal de commerce; dans le second,
[25]Tartarin relevait du conseil de guerre, et, a ce mot de conseil
de guerre, l'impressionnable Tarasconnais se voyait deja fusille
au pied des remparts, ou croupissant dans le fond d'un silo....
Le terrible, c'est que la delimitation des deux territoires est
tres vague en Algerie.... Enfin, apres un mois de courses,
[30]d'intrigues, de stations au soleil dans les cours des bureaux
arabes, il fut etabli que si d'une part le lion avait ete tue sur
le territoire militaire, d'autre part, Tartarin, lorsqu'il tira, se
trouvait sur le territoire civil. L'affaire se jugea donc au civil,
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et notre heros en fut quitte pour _deux mille cinq cents francs_
d'indemnite, sans les frais.
Comment faire pour payer tout cela? Les quelques piastres
echappees a la razzia du prince s'en etaient allees depuis longtemps
[5]en papiers legaux et en absinthes judiciaires.
Le malheureux tueur de lions fut donc reduit a vendre la
caisse d'armes au detail, carabine par carabine. Il vendit les
poignards, les kriss malais, les casse-tete.... Un epicier acheta
les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du
[10]sparadrap. Les grandes bottes elles-memes y passerent et
suivirent la tente-abri perfectionnee chez un marchand de
bric-a-brac, qui les eleva a la hauteur de curiosites cochinchinoises....
Une fois tout paye, il ne restait plus a Tartarin
que la peau du lion et le chameau
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