, le
bon chameau projetait seul au clair de lune l'ombre bizarre de
sa bosse.... Le prince Gregory venait de filer en emportant
portefeuille et billets de banque.... Il y avait un mois
[25]que Son Altesse attendait cette occasion....
VI
_Enfin!..._
Page 85
Le lendemain de cette aventureuse et tragique soiree,
lorsqu'au petit jour notre heros se reveilla, et qu'il eut acquis
la certitude que le prince et le magot etaient reellement partis,
partis sans retour, lorsqu'il se vit seul dans cette petite tombe
[5]blanche, trahi, vole, abandonne en pleine Algerie sauvage avec
un chameau a bosse simple et quelque monnaie de poche pour
toute ressource, alors, pour la premiere fois, le Tarasconnais
douta. Il douta du Montenegro, il douta de l'amitie, il douta
de la gloire, il douta meme des lions, et, comme le Christ a
[10]Gethsemani, le grand homme se prit a pleurer amerement.
Or, tandis qu'il etait la pensivement assis sur la porte du
marabout, sa tete dans ses deux mains, sa carabine entre ses
jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquis d'en
face s'ecarte et Tartarin stupefait voit paraitre, a dix pas devant
[15]lui, un lion gigantesque s'avancant la tete haute et poussant des
rugissements formidables qui font trembler les murs du marabout
tout charges d'oripeaux et jusqu'aux pantoufles du saint
dans leur niche.
Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.
[20]"Enfin!" cria-t-il en bondissant, la crosse a l'epaule....
Pan!... pan! pfft! pfft! C'etait fait.... Le lion avait deux
balles explosibles dans la tete.... Pendant une minute, sur le
fond embrase du ciel africain, ce fut un feu d'artifice epouvantable
de cervelle en eclats, de sang fumant et de toison rousse
[25]eparpillee. Puis tout retomba et Tartarin apercut ... deux
grands negres furieux qui couraient sur lui, la matraque en l'air.
Les deux negres de Milianah!
O misere! c'etait le lion apprivoise, le pauvre aveugle du
couvent de Mohammed que les balles tarasconnaises venaient
[30]d'abattre.
Page 86
Cette fois, par Mahom! Tartarin l'echappa belle. Ivres de
fureur fanatique, les deux negres queteurs l'auraient surement
mis en pieces, si le Dieu des chretiens n'avait envoye a son aide
[5]un ange liberateur, le garde champetre de la commune d'Orleansville
arrivant, son sabre sous le bras, par un petit sentier.
La vue du kepi municipal calma subitement la colere des
negres. Paisible et majestueux, l'homme a la plaque dressa proces
|