d'une
grandeur ou d'une bizarrerie fantastique: la corniche transparente
du palais ducal, avec sa decoupure arabe et ses campaniles chretiens
soutenus par mille colonnettes elancees; surmontees d'aiguilles
legeres; les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la
nuit pour de l'albatre quand la lune les eclaire; la vieille Tour de
l'Horloge avec ses ornements etranges; les grandes lignes regulieres
des Procuraties; le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, geant isole, au
pied duquel, par antithese, un mignon portique de marbres precieux
rappelle en petit notre Arc triomphal, deja si petit, du Carrousel;
enfin, les masses simples et severes de la Monnaie, et les deux
colonnes grecques qui ornent l'entree de la Piazzetta. Ce tableau
ainsi eclaire nous rappelait tellement les compositions capricieuses
de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture,
dans notre memoire, ou dans notre imagination.
--Que nous sommes heureux! s'ecria Theodore. Cela est beau comme le
plus beau reve. Voila Venise comme je la connaissais, comme je la
voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers.
Et cette lune qui se leve expres pour nous la montrer dans toute sa
poesie! Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se mettent en frais
pour notre reception? Quelle magnifique entree! Ne sommes-nous pas
benis? Allons, voila un heureux presage. Je sens que la Muse me
parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis
Genes sans pouvoir mettre la main dessus!
Pauvre Theodore! Tu ne prevoyais pas...
Alfred de Musset eprouva une joie d'enfant a se sentir a Venise. La
somptueuse inconsolee, l'eternelle imperatrice des lagunes, cite
dolente de ses reveries, Venise, Venise la Rouge de ses premiers chants
romantiques, lui epargna la deception qu'il avait redoutee.
Il s'installa avec son amie sur le quai des Esclavons, dans un vieux
palais transforme en _albergo_, a l'entree du Grand Canal, devant la
_Salute_, pres de la glorieuse place Saint-Marc. C'etait l'hotel
Danieli ou _Albergo Reale_ dont le dernier occupant avait ete un comte
Nani-Mocenigo[82].
[Note 82: Ancien palais Bernado-Nani.--Mme Louise Colet raconte
longuement dans son voyage en Italie (1859) ses recherches de
l'appartement de Musset et de G. Sand a l'hotel Davieli: deux chambres,
sur une ruelle, aboutissant a un grand salon tendu de soie bleu fonce
qui regardait la _Riva dei Schi
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