rien; mais je sais que je n'ai pas eu l'idee de m'en repentir et
qu'apres avoir parle avec franchise pour repondre a vos questions,
j'ai ete touchee de l'interet avec lequel vous m'avez ecoutee. Il y
a certainement un point par lequel nous nous comprenons: c'est
l'affection et le devouement que nous avons pour la meme personne.
Qu'elle soit heureuse, c'est tout ce que je desire desormais. Vous
etes sur de pouvoir contribuer a son bonheur, et moi, j'en doute pour
ma part. C'est en quoi nous differons et c'est en quoi je vous envie.
Mais je sais que les hommes de cette trempe ont un avenir et une
providence. Il retrouvera en lui-meme plus qu'il ne perdra en moi;
il trouvera la fortune et la gloire, moi je chercherai Dieu et la
solitude.
En attendant, nous partons pour Paris dans huit ou dix jours, et nous
n'aurons pas, par consequent, le plaisir de vous avoir pour compagnon
de voyage. Alfred s'en afflige beaucoup, et moi je le regrette
reellement. Nous aurions ete tranquilles et _allegri_ avec vous, au
lieu que nous allons etre inquiets et tristes. Nous ne savons pas
encore a quoi nous forcera l'etat de sa sante physique et moral.
Il croit desirer beaucoup que nous ne nous separions pas et il me
temoigne beaucoup d'affection. Mais il y a bien des jours ou il a
aussi peu de foi en son desir que moi en ma puissance, et alors, je
suis pres de lui entre deux ecueils: celui d'etre trop aimee et de lui
etre dangereuse sous un rapport, et celui de ne l'etre pas assez sous
un autre rapport, pour suffire a son bonheur. La raison et le courage
me disent donc qu'il faut que je m'en aille a Constantinople, a
Calcutta ou a tous les diables. Si quelque jour il vous parle de moi
et qu'il m'accuse d'avoir eu trop de force et d'orgueil, dites-lui que
le hasard vous a amene aupres de son lit clans un temps ou il avait
la tole encore faible et qu'alors n'etant separe des secrets de notre
coeur que par un paravent, vous avez entendu et compris bien des
souffrances auxquelles vous avez compati. Dites-lui que vous avez
vu la vieille femme repandre sur ses tisons deux ou trois larmes
silencieuses, que son orgueil n'a pas pu cacher. Dites-lui qu'au
milieu des rires que votre compassion ou voire bienveillance cherchait
a exciter en elle, un cri de douleur s'est echappe une ou deux fois du
fond de son ame pour appeler la mort[106].
[Note 106: _Revue de Paris_ du 1er aout 189
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