e le bourrelier t'a vue sortir a la meme
heure et rentrer tard dans le jour. Il n'etait pas bien difficile de
deviner ou tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors
on a dit: "Voyez-vous cette petite effrontee qui veut se faire passer
pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en
face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une
prude: il faut la demasquer." Et puis on a vu M. Andre se glisser par
les petites rues et venir de ce cote-ci. Il est vrai que, pour n'etre
pas trop remarque, il sautait le fosse du potager de madame Gaudon et
arrivait a ta porte par le derriere de la ville. Mais vraiment cela
etait bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fosse, et je
savais bien qu'il n'allait pas faire la cour a madame Gaudon, qui
a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais a ces
demoiselles: "Genevieve ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au
bal et de danser toute une nuit avec M. Andre que de le faire entrer
chez elle par-dessus les fosses?
--Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas
pu la garder pour vous seule ou me l'adresser a moi-meme, au lieu d'en
faire part a quatre petites filles?
--Crois-tu que j'eusse quelque chose a leur apprendre sur ton compte?
Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le departement
depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fache, nous en
reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.
--Non, dit Genevieve; je me sens mieux, et je vais me mettre a
travailler. Je te remercie de ton zele, Henriette Je crois que tu as
fait pour moi ce que tu as pu. Dorenavant ne t'en inquiete plus. Je ne
m'exposerai plus a etre insultee; et, en vivant libre et tranquille chez
moi, il me sera fort indifferent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y
passe.
--Tu as tort, Genevieve, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose
comme tu fais. Je t'en prie, ecoute un bon conseil...
--Oui, ma chere, un autre jour, dit Genevieve en l'embrassant d'un air
un peu imperieux, pour lui faire comprendre qu'elle eut a se retirer.
Henriette le comprit en effet et se retira assez piquee. Elle avait
trop bon coeur pour renoncer a defendre ardemment Genevieve en toute
rencontre; mais elle etait femme et grisette. Elle avait ete souvent,
comme elle le disait elle-meme, _victime de la calomnie_, et elle ne se
mefiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant
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