pu se vaincre
plus tard qu'avec de grands efforts. Tout ce qu'elle apprenait par les
yeux et par les oreilles entrait en ebullition dans sa petite tete, elle
y songeait au point de perdre souvent la notion de la realite et du
milieu ou elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l'amour du
roman, sans qu'elle sut encore ce que c'etait que le roman, s'empara
d'elle avant qu'elle eut fini d'apprendre a lire. Elle composait des
histoires interminables en les jouant avec sa soeur Caroline ou sa
petite compagne Ursule. C'etait une sorte de pastiche de tout ce qui
entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion melees, dans la
singuliere education que lui donnait sa mere, artiste et poete a sa
maniere, "qui lui parlait des trois Graces ou des neuf Muses avec autant
de serieux que des vertus theologales ou des vierges sages", en
amalgamant les contes de Perrault et les pieces feeriques du boulevard,
"si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fee,
les polichinelles et les magiciens, les diablotins du theatre et les
saints de l'Eglise produisaient dans sa tete le plus etrange gachis
poetique qu'on puisse imaginer".
Cette fermentation d'images qui se realisaient en scenes fantastiques au
dedans d'elle-meme et qu'elle essayait de realiser mieux encore dans ses
jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle
passait du petit appartement de la rue Grange-Bateliere, ou elle
demeurait a Paris avec sa mere, a la maison de Nohant, qui appartenait a
Mme Dupin. La c'etait une tout autre existence, de tout autres aliments
pour la vie _ruminante_. En dehors des heures d'etude, ou elle
n'apportait qu'une regularite exterieure, elle vivait volontiers en
compagnie des petits paysans du voisinage, dans les _patureaux_ ou ils
se reunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se
racontant des histoires a faire peur. Elle s'animait, elle s'exaltait de
leurs terreurs. "On ne s'imagine pas, disait-elle en se rappelant cette
periode de son enfance, ce qui se passe dans la tete de ces enfants qui
vivent au milieu des scenes de la nature sans y rien comprendre, et qui
ont l'etrange faculte de voir par les yeux du corps tout ce que leur
imagination leur represente." C'est la qu'elle s'essayait de bonne foi a
ce genre d'hallucination particuliere aux gens de la campagne, guettant
l'apparition de quelque animal fantastique, le passage de la
_grand'bete_ que presque tous ses petit
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