Le soir, derriere vous, j'ecoute au piano
Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses,
Et dans les tourbillons de nos valses joyeuses,
Je vous sens dans mes bras plier comme un roseau.
La nuit, quand de si loin le monde nous separe,
Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous,
De mille souvenirs en jaloux je m'empare;
Et la, seul devant Dieu, plein d'une joie avare,
J'ouvre comme un tresor mon coeur tout plein de vous.
J'aime, et je sais repondre avec indifference;
J'aime, et rien ne le dit; j'aime, et seul je le sais;
Et mon secret m'est cher, et chere ma souffrance;
Et j'ai fait le serment d'aimer sans esperance,
Mais non pas sans bonheur;--je vous vois, c'est assez.
Non, je n'etais pas ne pour ce bonheur supreme,
De mourir dans vos bras et de vivre a vos pieds,
Tout me le prouve, helas! jusqu'a ma douleur meme...
Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez?
Lorsque Emmeline eut acheve sa lecture, elle rendit le papier a Gilbert,
sans rien dire. Un peu apres, elle le lui redemanda, relut une seconde
fois, puis garda le papier a la main d'un air indifferent, comme il avait
fait tout a l'heure, et, quelqu'un s'etant approche, elle se leva, et
oublia de rendre les vers.
V
Qui sommes-nous, je vous le demande, pour agir aussi legerement? Gilbert
etait sorti joyeux pour se rendre a cette soiree; il revint tremblant
comme une feuille. Ce qu'il y avait dans ces vers d'un peu exagere et
d'un peu _plus que vrai_, etait devenu vrai des que la comtesse y avait
touche. Elle n'avait cependant rien repondu, et, devant tant de temoins,
impossible de l'interroger. Etait-elle offensee? Comment interpreter
son silence? Parlerait-elle la premiere fois, et que dirait-elle? Son
image se presentait tantot froide et severe, tantot douce et riante.
Gilbert ne put supporter l'incertitude; apres une nuit sans sommeil, il
Retourna chez la comtesse; il apprit qu'elle venait de partir en poste,
et qu'elle etait au Moulin de May.
Il se rappela que peu de jours auparavant il lui avait demande par hasard
si elle comptait aller a la campagne, et qu'elle lui avait repondu que
non; ce souvenir le frappa tout a coup.--C'est a cause de moi qu'elle
part, se dit-il, elle me craint, elle m'aime! A ce dernier mot, il
s'arreta. Sa poitrine etait oppressee; il respirait a peine, et je ne
sais quelle frayeur le saisit; il tressaillit
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