r tailleur un regard capable de dejouer
Talleyrand et tromper Alexandre; et parfois, en train de passer une
revue d'installage, il s'arretait, laissant rever ses admirables yeux
bleus, tortillait sa moustache, avait l'air d'edifier une Prusse et une
Italie nouvelles. Mais aussitot, redevenant de Napoleon III Napoleon
Ier, il faisait remarquer que le paquetage n'etait pas astique et
voulait gouter a l'ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie
privee, c'etait pour les femmes d'officiers bourgeois (a la condition
qu'ils ne fussent pas francs-macons) qu'il faisait servir non seulement
une vaisselle de Sevres bleu de roi, digne d'un ambassadeur (donnee a
son pere par Napoleon, et qui paraissait plus precieuse encore dans la
maison provinciale qu'il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines
rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l'armoire
rustique d'un vieux manoir amenage en ferme achalandee et prospere),
mais encore d'autres presents de l'Empereur: ces nobles et charmantes
manieres qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de
representation, si pour certains ce n'etait pas etre voue pour toute sa
vie au plus injuste des ostracismes que d'etre "ne", des gestes
familiers, la bonte, la grace et, enfermant sous un email bleu de roi
aussi, des images glorieuses, la relique mysterieuse, eclairee et
survivante du regard. Et a propos des relations bourgeoises que le
prince avait a Doncieres, il convient de dire ceci. Le
lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du
medecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au
Conservatoire. Ce dernier couple, de meme que le lieutenant-colonel et
sa femme, dinaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils etaient
certes flattes, sachant que, quand le Prince allait a Paris en
permission, il dinait chez Mme de Pourtales, chez les Murat, etc. Mais
ils se disaient: "C'est un simple capitaine, il est trop heureux que
nous venions chez lui. C'est du reste un vrai ami pour nous." Mais quand
M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des demarches pour se
rapprocher de Paris, fut nomme a Beauvais, il fit son demenagement,
oublia aussi completement les deux couples musiciens que le theatre de
Doncieres et le petit restaurant d'ou il faisait souvent venir son
dejeuner, et a leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le
medecin-chef, qui avaient si souvent dine chez lui, ne recurent plus, de
toute leur vie, de ses nouvelles
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