etroites boutiques intercalees entre les vastes facades des vieux hotels
aristocratiques, a l'auvent de la marchande de beurre, de fruits, de
legumes, des stores etaient tendus contre le soleil. Je me disais que la
femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la
rue, etait, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle
dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de
delicieux. Cependant elle s'avancait ignorante de cette reputation
eparse; son corps etroit, refractaire et qui n'en avait rien absorbe
etait obliquement cambre sous une echarpe de surah violet; ses yeux
maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient
peut-etre apercu; elle mordait le coin de sa levre; je la voyais
redresser son manchon, faire l'aumone a un pauvre, acheter un bouquet de
violettes a une marchande, avec la meme curiosite que j'aurais eue a
regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivee
a ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un
mince sourire, c'etait comme si elle eut execute pour moi, en y ajoutant
une dedicace, un lavis qui etait un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes
m'apparaissait comme une ambiance naturelle, necessaire, comme la
projection d'un aspect particulier de son ame. Un de ces matins de
careme ou elle allait dejeuner en ville, je la rencontrai dans une robe
d'un velours rouge clair, laquelle etait legerement echancree au cou. Le
visage de Mme de Guermantes paraissait reveur sous ses cheveux blonds.
J'etais moins triste que d'habitude parce que la melancolie de son
expression, l'espece de claustration que la violence de la couleur
mettait autour d'elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose
de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait
la materialisation autour d'elle des rayons ecarlates d'un coeur que je
ne lui connaissais pas et que j'aurais peut-etre pu consoler; refugiee
dans la lumiere mystique de l'etoffe aux flots adoucis elle me faisait
penser a quelque sainte des premiers ages chretiens. Alors j'avais honte
d'affliger par ma vue cette martyre. "Mais apres tout la rue est a tout
le monde."
"La rue est a tout le monde", reprenais-je en donnant a ces mots un sens
different et en admirant qu'en effet dans la rue populeuse souvent
mouillee de pluie, et qui devenait precieuse comme est parfois la rue
dans les vieilles cites de l'Italie, la duchesse de Guermante
|