berte apres sa mort (quand je
l'aimerais encore et qu'elle aurait a jamais renonce a moi). Je criais:
"Grand'mere, grand'mere", et j'aurais voulu l'embrasser; mais je n'avais
pres de moi que cette voix, fantome aussi impalpable que celui qui
reviendrait peut-etre, me visiter quand ma grand'mere serait morte.
"Parle-moi"; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je
cessai tout d'un coup de percevoir cette voix. Ma grand'mere ne
m'entendait plus, elle n'etait plus en communication avec moi, nous
avions cesse d'etre en face l'un de l'autre, d'etre l'un pour l'autre
audibles, je continuais a l'interpeller en tatonnant dans la nuit,
sentant que des appels d'elle aussi devaient s'egarer. Je palpitais de
la meme angoisse que, bien loin dans le passe, j'avais eprouvee
autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l'avais perdue,
angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me
cherchait, de sentir qu'elle se disait que je la cherchais; angoisse
assez semblable a celle que j'eprouverais le jour ou on parle a ceux qui
ne peuvent plus repondre et de qui on voudrait au moins tant faire
entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit, et l'assurance qu'on ne
souffre pas. Il me semblait que c'etait deja une ombre cherie que je
venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l'appareil,
je continuais a repeter en vain: "Grand'mere, grand'mere", comme Orphee,
reste seul, repete le nom de la morte. Je me decidais a quitter la
poste, a aller retrouver Robert a son restaurant pour lui dire que,
allant peut-etre recevoir une depeche qui m'obligerait a revenir, je
voudrais savoir a tout hasard l'horaire des trains. Et pourtant, avant
de prendre cette resolution, j'aurais voulu une derniere fois invoquer
les Filles de la Nuit, les Messageres de la parole, les Divinites sans
visage; mais les capricieuses Gardiennes n'avaient plus voulu ouvrir les
portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas; elles eurent
beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le venerable inventeur
de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste
et chauffeur (lequel etait neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et
Wagram laisserent leurs supplications sans reponse et je partis, sentant
que l'Invisible sollicite resterait sourd.
En arrivant aupres de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que
mon coeur n'etait plus avec eux, que mon depart etait deja
irrevocablement decide. S
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