t d'Artagnan avait pu
apprecier le merite en differentes rencontres, et que
l'ivrognerie, des coups d'epee malheureux, des gains inesperes au
jeu ou les reformes economiques de M. de Mazarin avaient forces de
chercher l'ombre et la solitude, ces deux grands consolateurs des
ames incomprises et froissees. Ils portaient sur leur physionomie
et dans leurs vetements les traces des peines de coeur qu'ils
avaient eprouvees. Quelques-uns avaient le visage dechire; tous
avaient des habits en lambeaux.
D'Artagnan soulagea le plus presse de ces miseres fraternelles
avec une sage distribution des ecus de la societe; puis ayant
veille a ce que ces ecus fussent employes a l'embellissement
physique de la troupe, il assigna rendez-vous a ses recrues dans
le nord de la France, entre Berghes et Saint-Omer. Six jours
avaient ete donnes pour tout terme, et d'Artagnan connaissait
assez la bonne volonte, la belle humeur et la probite relative de
ces illustres engages, pour etre certain que pas un d'eux ne
manquerait a l'appel. Ces ordres donnes, ce rendez-vous pris, il
alla faire ses adieux a Planchet, qui lui demanda des nouvelles de
son armee. D'Artagnan ne jugea point a propos de lui faire part de
la reduction qu'il avait faite dans son personnel; il craignait
d'entamer par cet aveu la confiance de son associe. Planchet se
rejouit fort d'apprendre que l'armee etait toute levee, et que
lui, Planchet, se trouvait une espece de roi de compte a demi qui,
de son trone-comptoir, soudoyait un corps de troupes destine a
guerroyer contre la perfide Albion, cette ennemie de tous les
coeurs vraiment francais. Planchet compta donc en beaux louis
doubles vingt mille livres a d'Artagnan, pour sa part a lui,
Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en beaux louis
doubles, pour la part de d'Artagnan. D'Artagnan mit chacun des
vingt mille francs dans un sac et pesant chaque sac de chaque
main:
-- C'est bien embarrassant, cet argent, mon cher Planchet, dit-il;
sais-tu que cela pese plus de trente livres?
-- Bah! votre cheval portera cela comme une plume.
D'Artagnan secoua la tete.
-- Ne me dis pas de ces choses-la, Planchet; un cheval surcharge
de trente livres, apres le portemanteau et le cavalier, ne passe
plus si facilement une riviere, ne franchit plus si legerement un
mur ou un fosse, et plus de cheval, plus de cavalier. Il est vrai
que tu ne sais pas cela, toi, Planchet, qui as servi toute ta vie
dans l'infanterie.
-- Alors,
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