on,
l'oeil aux aguets, le doigt sur la detente d'un revolver.
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Tout a fait comme a Tarascon, en allant au cercle. A chaque
instant il s'attendait a recevoir sur le dos toute une degringolade
d'eunuques et de janissaires, mais le desir de revoir sa dame lui
donnait une audace et une force de geant.
[5]Huit jours durant, l'intrepide Tartarin ne quitta pas la ville
haute. Tantot on le voyait faire le pied de grue devant les bains
maures, attendant l'heure ou ces dames sortent par bandes, frissonnantes
et sentant le bain; tantot il apparaissait accroupi a
la porte des mosquees, suant et soufflant pour quitter ses grosses
[10]bottes avant d'entrer dans le sanctuaire....
Parfois, a la tombee de la nuit, quand il s'en revenait navre
de n'avoir rien decouvert, pas plus au bain qu'a la mosquee, le
Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques, entendait des
chants monotones, des sons etouffes de guitare, des
[15]roulements de tambours de basque, et des petits rires de femme
qui lui faisaient battre le coeur.
"Elle est peut-etre la!" se disait-il.
Alors, si la rue etait deserte, il s'approchait d'une de ces
maisons, levait le lourd marteau de la poterne basse, et frappait
[20]timidement.... Aussitot les chants, les rires cessaient. On
n'entendait plus derriere la muraille que de petits chuchotements
vagues, comme dans une voliere endormie.
"Tenons-nous bien!" pensait le heros.... "Il va m'arriver
quelque chose!"
[25]Ce qui lui arrivait le plus souvent, c'etait une grande potee
d'eau froide sur la tete, ou bien des peaux d'oranges et de figues
de Barbarie.... Jamais rien de plus grave....
Lions de l'Atlas, dormez!
IX
_Le prince Gregory du Montenegro._
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Il y avait deux grandes semaines que l'infortune Tartarin
cherchait sa dame algerienne, et tres vraisemblablement il la
chercherait encore, si la Providence des amants n'etait venue a
son aide sous les traits d'un gentilhomme montenegrin. Voici:
[5]En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand theatre d'Alger
donne son bal masque, ni plus ni moins que l'Opera. C'est
l'eternel et insipide bal masque de province. Peu de monde
dans la salle, quelques epaves de Bullier ou du Casino, vierges
folles suivant l'armee, chicards fanes, debardeurs en deroute, et
[10]cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent,
mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d'ail et
de sauces safranees.... Le vrai coup d'oeil
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