hemont, il
parut surpris et effraye. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse
armorie que mes parents avaient envoye pour me prendre, il eut l'air
consterne, et quand il sut que j'etais riche (je croyais l'etre et je
passais pour telle), il se regarda comme a jamais separe de moi. L'hiver
se passa sans que je le revisse, sans que j'entendisse parler de lui.
"Lemor etait pourtant lui-meme reellement plus riche que moi a cette
epoque. Son pere, mort une annee auparavant, etait un homme du peuple,
un ouvrier qu'un petit commerce et beaucoup d'habilete avaient mis
fort a l'aise. Les enfants de cet homme avaient recu une tres-bonne
education, et la mort d'Ernest laissait a Henri un revenu de huit ou dix
mille francs. Mais les idees de lucre, l'indelicatesse, l'effroyable
durete et l'egoisme profond de ce pere commercant avaient revolte de
bonne heure l'ame enthousiaste et genereuse d'Henri. Dans l'hiver qui
suivit la mort d'Ernest, il se hata de ceder, presque pour rien, son
fonds de commerce a un homme que Lemor le pere avait ruine par les
manoeuvres les plus rapaces et les plus deloyales d'une impitoyable
concurrence. Henri distribua a tous les ouvriers que son pere avait
longtemps pressures le produit de cette vente, et, se derobant, avec une
sorte d'aversion, a leur reconnaissance (car il m'a dit souvent que
ces hommes malheureux avaient ete corrompus et avilis eux-memes par
l'exemple et les procedes de leur maitre), il changea de quartier et se
mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-meme. L'annee precedente,
et avant que la maladie de son frere le forcat d'habiter la campagne, il
avait deja commence a etudier la mecanique.
"J'appris tous ces details par la vieille femme de Montmorency, a qui
j'allai faire une ou deux visites a la fin de l'hiver, autant, je
l'avoue, pour savoir des nouvelles d'Henri que pour lui temoigner
l'amitie dont elle etait digne a tous egards. Cette femme avait de la
veneration pour Lemor. Elle avait soigne le pauvre Ernest comme son
propre fils; elle ne parlait d'Henri que les mains jointes et les yeux
pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me
voir, elle me repondit que ma richesse et ma position dans le monde ne
pouvaient permettre que des rapports naturels s'etablissent entre une
personne comme moi et un homme qui s'etait jete volontairement dans la
pauvrete. C'est a cette occasion qu'elle me raconta tout ce qu'elle
savait de lui et tout ce que je viens
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