d'etre obligee, par le mariage de
Ghislaine, de renoncer a son malheur et a son humiliation.
A peine le coupe quittant la rue Oudinot roulait-il sur le boulevard des
Invalides, qu'elle commenca ses questions:
--Cette emancipation va-t-elle changer quelque chose dans nos habitudes?
dit-elle de son ton le plus affable.
--C'est justement ce que mon oncle vient de me demander.
--Et vous lui avez repondu?
--Qu'etant aujourd'hui ce que j'etais hier, je ferais la semaine
prochaine ce que j'avais fait la semaine derniere.
--Il est certain que l'emancipation ne confere pas tout d'un coup des
graces speciales.
--Je ne sens pas qu'elle m'en ait confere; et, si vous le voulez bien,
je vais preparer ma lecon pour M. Lavalette, en lisant _Chatterton_.
Ce que lady Cappadoce voulait, c'etait continuer la conversation sur ce
sujet, mais deja Ghislaine avait pris le Theatre d'Alfred de Vigny dans
une poche de la voiture et sa lecture etait commencee; elle dut donc
se contenter du peu qu'elle avait obtenu, ce qui d'ailleurs etait
rassurant: une enfant, qui pendant un certain temps encore ne serait
qu'une enfant.
Mais quand elle remarqua les distractions avec lesquelles Ghislaine,
ordinairement attentive et appliquee, faisait sa lecture, l'inquietude
prit la place de la confiance; certainement il s'etait dit, entre
l'oncle et la niece, autre chose que ce que Ghislaine lui avait repete,
et cette lecture n'etait qu'un pretexte pour penser librement a cette
autre chose.
A un certain moment, mordue plus fort par la curiosite, elle la
questionna de nouveau; mais cette fois indirectement:
--Il me semble que _Chatterton_ ne vous interesse guere?
--Je reflechis.
--C'est precisement ma remarque.
--Vous m'avez toujours dit qu'il ne fallait pas devorer ses lectures.
--Encore faut-il les suivre.
--C'est ce que je vais faire.
Elle se plongea dans son livre sans relever les yeux, sinon pour lire,
au moins pour echapper a ces interrogations. Elle avait bien l'esprit a
la lecture, vraiment! aux amertumes de Chatterton ou aux gronderies du
quaker! Quel sens pouvaient avoir ces paroles vaines, quand dans ses
oreilles et dans son coeur retentissaient encore celles de son oncle?
Elle n'avait pas attendu le jour de son emancipation pour se dire
qu'elle ne trouverait que dans le mariage les affections et les
tendresses qui avaient si tristement manque a sa premiere jeunesse; mais
les idees qui depuis longtemps flottaien
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