t dans son esprit venaient de
prendre corps par la forme precise que son oncle leur avait donnees et
elles la jetaient dans un trouble qui l'emportait.
Quel etait ce mari? Realiserait-il les reveries et les esperances dont
son coeur se nourrissait depuis qu'elle avait commence a juger la vie?
Jusqu'a sa dixieme annee, il n'y avait pas eu d'enfance plus heureuse
que la sienne, et les souvenirs qui lui restaient de ce temps etaient
tous pleins de joies: un pere, une mere qui l'adoraient, et dont
l'unique souci semblait etre son bonheur; autour d'elle, une existence
de fetes qui lui avait laisse comme des visions de feeries: au chateau,
dans les allees du parc, les brillantes cavalcades auxquelles elle etait
melee, galopant sur son poney a cote de sa mere; a l'hotel de la rue
Monsieur, les splendeurs des bals qu'elle entrevoyait avant l'arrivee
des invites, et la musique qui, la nuit, la bercait dans son lit, et
toujours a Paris, a la campagne, un entourage d'amis, une sorte de cour.
Et tout a coup la nuit s'etait faite: plus de pere, plus de mere, plus
de fetes, plus d'amis, l'abandon, la solitude, le silence. Le pere avait
ete tue dans un accident de chasse. Huit jours apres, la mere etait
morte d'un acces de fievre chaude.
Du cote de son pere, il lui restait un oncle, le comte de Chambrais,
dont on avait fait son tuteur, et de nombreux cousins qui la
rattachaient aux grandes familles de l'aristocratie francaise; du cote
de sa mere, Espagnole de naissance, elle avait des oncles et tantes;
mais, fixes tous en Espagne, ils ne pouvaient guere s'acquitter de leurs
devoirs de parente envers cette petite Francaise qu'ils connaissaient a
peine.
Plus de tendresse, plus de caresses, plus de chaude affection dans la
maison deserte: seulement de temps en temps un mot amical, un baiser
de son oncle quand il venait la voir au chateau ou a l'hotel, et plus
souvent a l'hotel qui etait a Paris qu'au chateau ou l'on n'arrivait
qu'apres un petit voyage. Et toujours la parole grave, le geste
solennel, la lecon a propos de tout, de lady Cappadoce, bonne femme dans
le coeur, mais dans le caractere, les manieres, l'attitude toujours
gouvernante, et gouvernante anglaise, froide, impeccable, infatuee de sa
naissance, exasperee de sa pauvrete, et convaincue qu'elle grandissait
sa situation par sa dignite.
A dix ans, a onze ans, jusqu'a quatorze ans, Ghislaine avait accepte
cette vie monotone, soumise et resignee, sans echappee au deh
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