'avais appris, quand je la traitais de
fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: "Est-ce que nous sommes
maries?" disait-elle.
Depuis que je suis ici, j'ai tant songe a elle que j'ai fini par la
comprendre: cette fille-la, c'est Manon Lescaut revenue. C'est Manon qui
ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l'amour, le plaisir
et l'argent ne font qu'un. Il se tut. Puis, apres quelques minutes:
--Quand j'eus mange mon dernier sou pour elle, elle m'a dit simplement:
"Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l'air et du
"temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il
"faut vivre. La misere et moi ne ferons jamais bon menage."
--Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j'ai menee a cote
d'elle! Quand je la regardais, j'avais autant envie de la tuer que de
l'embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux
d'ouvrir les bras, de l'etreindre et de l'etrangler. Il y avait en elle,
derriere ses yeux, quelque chose de perfide et d'insaisissable qui me
faisait l'execrer; et c'est peut-etre a cause de cela que je l'aimais
tant. En elle, le Feminin, l'odieux et affolant Feminin etait plus
puissant qu'en aucune autre femme. Elle en etait chargee, surchargee
comme d'un fluide grisant et veneneux. Elle etait Femme, plus qu'on ne
l'a jamais ete.
--Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son oeil sur tous
les hommes d'une telle facon, qu'elle semblait se donner a chacun,
d'un seul regard. Cela m'exasperait et m'attachait a elle davantage,
cependant. Cette creature, rien qu'en passant dans la rue, appartenait a
tout le monde, malgre moi, malgre elle, par le fait de sa nature meme,
bien qu'elle eut l'allure modeste et douce. Comprenez-vous?
Et quel supplice! Au theatre, au restaurant, il me semblait qu'on la
possedait sous mes yeux. Et des que je la laissais seule, d'autres, en
effet, la possedaient.
Voila dix ans que je ne l'ai vue, et je l'aime plus que jamais!
La nuit s'etait repandue sur la terre. Un parfum puissant d'orangers
flottait dans l'air.
Je lui dis:
--La reverrez-vous?
Il repondit:
--Parbleu! J'ai maintenant ici, tant en terre qu'en argent, sept a huit
cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je
partirai. J'en ai pour un an avec elle--une bonne annee entiere.--Et
puis adieu, ma vie sera close.
Je demandai:--Mais ensuite?
--Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-
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