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pas entendu ma voix; mais il avait vu le mouvement de mes levres. Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d'un champ, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait comme une meute, semblait obeir a son oeil. Maitre Picot me serra le bras: --Vous savez que le berger a tue sa femme. Je fus stupefait:--Gargan? Le sourd-muet? --Oui, cet hiver, et il a ete juge a Rouen. Je vas vous conter ca. Et il m'entraina dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les mots sur la bouche de son maitre comme s'il les eut entendus. Il ne comprenait que lui; mais, en face de lui, il n'etait plus sourd; et le maitre, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de ses yeux. Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s'en passe aux champs, quelquefois. Gargan etait fils d'un marneux, d'un de ces hommes qui descendent dans les marnieres pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et fondante, qu'on seme sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l'avait eleve a garder des vaches le long des fosses des routes. Puis, recueilli par le pere de Picot, il etait devenu berger de la ferme. C'etait un excellent berger, devoue, probe, et qui savait replacer les membres demis, bien que personne ne lui eut jamais rien appris. Quand Picot prit la ferme a son tour, Gargan avait trente ans et en paraissait quarante. Il etait haut, maigre et barbu, barbu comme un patriarche. Or, vers cette epoque, une bonne femme du pays, tres pauvre, la Martel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu'on appelait la Goutte a cause de son amour immodere pour l'eau-de-vie. Picot recueillit cette guenilleuse et l'employa a de menues besognes, la nourrissant sans la payer, en echange de son travail. Elle couchait sous la grange, dans l'etable ou dans l'ecurie, sur la paille ou sur le fumier, quelque part, n'importe ou, car on ne donne pas un lit a ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n'importe ou, avec n'importe qui, peut-etre avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientot, elle s'adonna avec le sourd et s'accoupla avec lui d'une facon continue. Comment s'unirent ces deux miseres? Comment se comprirent-elles? Avait-il jamais connu une femme avant cette rodeuse de granges, lui qui n'avait jamais
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