peu de chose pour
me rendre heureux. Le grave est qu'il en faut encore moins pour me
detraquer. Ah! Pauvre mecanique!
Il y avait une equipe de debardeurs qui chargeaient une peniche. Ils
prenaient leur fardeau au bord du quai et gagnaient le bateau en
cheminant sur de longues planches elastiques dont l'image ondulait dans
l'eau. A les regarder, je pris d'abord un reel plaisir. Et puis je me
vis moi-meme avancant sur la planche etroite, comme un equilibriste.
J'en ressentis une espece de vertige et ce me fut promptement si
desagreable que je me detachai de la pierre et repris ma route.
Immediatement, la pensee qu'il allait falloir annoncer a ma mere la
desastreuse nouvelle revint et m'accabla d'ennui.
Dire: "J'ai perdu ma place", ce me paraissait encore assez facile. La
phrase est courte, simple, decisive, elle ne me semblait pas impossible
a prononcer. J'entrevis meme Plusieurs facons de me delivrer de ce
premier aveu. Je pouvais, par exemple, m'asseoir d'un air navre--un air
que je n'aurais pas eu besoin de feindre, je vous assure--et dire, a
voix basse: "Maman, j'ai perdu ma situation". Il etait peut-etre plus
adroit, plus habile, pour ne pas decourager la pauvre femme, d'aller et
venir dans le logement, comme a mon ordinaire, et de jeter tout a coup
ces mots, sur un ton plein d'insouciance: "A propos! Tu sais que j'ai
perdu ma situation". J'envisageais aussi la possibilite d'une entree
tumultueuse; je lacherais avec violence un propos dans ce genre: "C'est
ignoble! C'est abominable! Ils m'ont fait perdre ma situation".
J'entrevis le retentissement douloureux qu'une telle explosion, meme
simulee, aurait sur la sante de maman et je me decidai en faveur d'une
manoeuvre plus simple: j'entrerais dans ma chambre et me dechausserais
avec bruit; ma mere me dirait: "Pourquoi te dechausses-tu? Le bureau
est donc ferme, cet apres-midi"? Et je repondrais: "Non, mais je n 'y
retourne pas, j'ai eu des mots avec les patrons et j'ai perdu ma place".
Je vous le repete, cette premiere partie de l'entretien ne me semblait
comporter aucune difficulte; toutefois, je m'irritais prodigieusement a
l'idee qu'il me faudrait ensuite donner des explications, exposer les
motifs de ce conge, enfin raconter l'histoire, la fameuse histoire que
vous connaissez maintenant.
Ca non! ca, sous aucun pretexte! Ma mere est une femme admirable, je
vous l'ai dit; mais elle est d'humeur simple, c'est une ame sans detour.
Je ne pouvais pas lui dire c
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