es, montraient au peuple des barbes blanches et de sombres
regards empreints de fanatisme et d'obscurite.
Une foule innombrable se pressait sur tout ce parcours, une de ces
foules turques aupres desquelles les plus luxueuses foules d'Occident
paraitraient laides et tristes. Des estrades disposees sur une etendue
de plusieurs kilometres pliaient sous le poids des curieux, et tous les
costumes d'Europe et d'Asie s'y trouvaient meles.
Sur les hauteurs d'Eyoub s'etalait la masse mouvante des dames turques.
Tous ces corps de femmes, enveloppes chacun jusqu'aux pieds de pieces de
soie de couleurs eclatantes, toutes ces tetes blanches cachees sous les
plis des yachmaks d'ou sortaient des yeux noirs, se confondaient sous
les cypres avec les pierres peintes et historiees des tombes. Cela etait
si colore et si bizarre, qu'on eut dit moins une realite qu'une
composition fantastique de quelque orientaliste hallucine.
XIV
Le retour de Samuel est venu apporter un peu de gaiete a ma triste case.
La fortune me sourit aux roulettes de Pera, et l'automne est splendide
en Orient. J'habite un des plus beaux pays du monde, et ma liberte est
illimitee. Je puis courir, a ma guise, les villages, les montagnes, les
bois de la cote d'Asie ou d'Europe, et beaucoup de pauvres gens
vivraient une annee des impressions et des peripeties d'un seul de mes
jours.
Puisse Allah accorder longue vie au sultan Abd-ul-Hamid, qui fait revivre
les grandes fetes religieuses, les grandes solennites de l'islam; Stamboul
illumine chaque soir, le Bosphore eclaire aux feux de Bengale, les
dernieres lueurs de l'Orient qui s'en va, une feerie a grand spectacle que
sans doute on ne reverra plus.
Malgre mon indifference politique, mes sympathies sont pour ce beau pays
qu'on veut supprimer, et tout doucement je deviens Turc sans m'en
douter.
XV
... Des renseignements sur Samuel et sa nationalite: il est Turc
d'occasion, israelite de foi, et Espagnol par ses peres.
A Salonique, il etait un peu va-nu-pieds, batelier et portefaix. Ici,
comme la-bas, il exerce son metier sur les quais; comme il a meilleure
mine que les autres, il a beaucoup de pratiques et fait de bonnes
journees; le soir, il soupe d'un raisin et d'un morceau de pain, et
rentre a la case, heureux de vivre.
La roulette ne donne plus, et nous voila fort pauvres tous deux, mais si
insouciants que cela compense; assez jeunes d'ailleurs pour avoir pour
rien des satisfactions
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